MARC  LABOURET

Numismatique macabre

PREMICES D'UN CORPUS

     Au croisement de deux domaines bien présents sur mon site, je ne pouvais pas laisser longtemps dans les limbes la numismatique macabre. Je ne suis pas (ou pas encore) en mesure d'en faire un corpus exhaustif. Il est possible toutefois d'en poser les premiers jalons, d'en identifier les principales composantes. A ce jour (août 2020), trente pièces, du XVe siècle au XXe, illustrent ici ce thème. Je souhaite vivement que des correspondants me fassent part de leurs découvertes pour l'enrichir, ou des images qui me manquent.

   On verra, une fois de plus, que le macabre n'est pas toujours triste !

 I. RENAISSANCE EN FRANCE ET AUX PAYS-BAS

      J'ai identifié huit jetons de cette première période, décrits par Rouyer, Feuardent et/ou Florange.

     Commençons par deux jetons attribués par Rouyer et Feuardent à Philippe le Beau (1478-1506). A l'époque et dans le ton de la seconde génération de danses macabres. Remarquons que Philippe le Beau est l'arrière-petit-fils de Philippe le Bon, qui fut un des promoteurs (à tout le moins) de la première génération.

1.
Rouyer 615 donne cette description :
A : IVSTICIA:IS:GESLAG:DO:VERIT':L':I':G':N'+. Femme presque nue, debout à droite d'une fontaine, tenant un oiseau de la main gauche.
R : //hEVS:QVID:GESTIS:?:EN:hIC:TE:MANET:EXITIS. La Mort, sous la forme d'un squelette, vue à mi-corps, tenant trois flèches de la main droite et portant un cercueil sous le bras gauche.
Cuivre, 29 mm.
Le revers est reproduit, p. 186, dans l'excellent livre de Jacques Labrot, Une histoire économique et populaire du Moyen-âge, Les jetons et les méreaux, éd. Errance, Paris, 1989. On y lit nettement « ...EXITVS », ce qui permet de corriger, et Rouyer, et Feuardent..
 
La description de Feuardent diffère un peu, mais Feuardent n'a qu'une fiabilité relative, et nous inclinons à croire qu'il s'agit du même jeton :
F 13587. Attribué à Philippe le Beau (1492-1505).
A : +JVSTITIA : IS : GESLAG : DO : VERIT : L : I : G : N. Figure debout près d'une fontaine, tenant un oiseau (?) et, de la main gauche, un briquet lançant des étincelles.
R : +HEUS : QVID : GESTIS : EN : TE : MANET : EVITIS (sic). La Mort portant un cercueil et trois flèches.
 
2.
F 13620.
Attribué par Feuardent à Charles Quint.
A : O.MORS.QVAM.AMARA.EST.MEMORIA.TVA.1518 (Ô Mort, que ton souvenir est amer). La Mort portant un cercueil.
R : +QVOS.DEVS.CONIVNXIT.HOMO.NON.SEPARAT. (L'homme ne sépare pas ce que Dieu a uni) Femme assise donnant la main à un homme debout devant elle ; entre les deux, une banderole sur laquelle on distingue quelques lettres.
 
3
Rouyer 616.

rouyer

A : xIETxPOVRxLAxChAMBREDESxCONT'x. Ecu timbré d'une couronne royale, écartelé, aux armes de Charles Quint.
R : (Lion) : EXTREMA : GAVDI : LVCTN : OCUPAT : x. Tête de mort sur un os, entourée d'un ruban replié sur lui-même et sur lequel on lit RES/PIC/E / FI/NE/M.

      Les trois jetons qui suivent, non datés, sont attribuables au XVIe siècle en raison de la forme des blasons de deux d'entre eux, le troisième (Charpentier) leur est évidemment apparenté, mais peut être plus tardif. Ils relèvent tous trois d'une mouvance chrétienne ascétique, que ce soit le protestantisme ou le jansénisme.

4.
F 1810 ?
Pierre Gelée.

geleeageleer

A: +M : PIERRE.GELEE.PROCVREVR.AVX.CÔTES. Ses armes (Chevron accompagné de trois cigales, selon Florange qui me semble ici assez imaginatif, mais je n'ai pas mieux à proposer).
R : SEMEL MORI ERGO RESPICE FINEN (pour finem) (On ne meurt qu'une fois, donc songe à ta fin).
Tout à fait semblable au F 1810 attribué à Pierre Séguier, à l'exception des armes, qui ne sont pas ici celles des Séguier, visibles sur le suivant.
On peut soupçonner une erreur de Feuardent, qui en commet souvent.
 
5.
F 5562a.
François Séguier.

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A : Armes de François Séguier, seigneur de Sorel, président aux enquêtes du Parlement sous Charles IX : D'azur au chevron d'or accompagné en chef de deux étoiles de même, et en pointe d'un mouton d'argent passant
R : VITAE . SPECVLVM. (Miroir de la vie). Deux fémurs en sautoir, tête de mort au-dessus (Feuardent y voit des tibias).
NOBILITAS.VNICA.VIRTVS. (La. Vertu est la seule noblesse).
 
6.
Charpentier.

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Inconnu de Feuardent, attribué à un nommé Charpentier dans l'armorial du jetonophile, de Jules Florange (édition de 1921, n° 366). Le nôtre ainsi se présente :
A : +INICIVM:SAPIENTIE:TIMOR:DOMINI (La crainte du Seigneur est le commencement de la sagesse) : Armes : D'azur à la bande échiquetée d'or et de gueules à dix tires et accostée de deux licornes rampantes d'argent.
R : +:NESCITIS(fleurette)DIEM(fleurette)NEQ3(fleurette)HORAM :(fleurette): (Vous ne savez ni le jour ni l'heure) . Trois têtes de mort autour de deux tibias disposés en chevron.
     Celui décrit par Florange, éd. 1907, n°620, diffère un peu au revers :
A :+ INICIVM. SAPIENTIE. TIMOR. DOMINI. Armes.
R : +DE:BEMVR:MORTI:NOS:NOSTRA:Q. Trois têtes de mort etc.
 

     Enfin, deux jetons édités aux Pays-Bas ont un caractère politique remarquable, oserais-je dire moderne?

7.
Protestation des Etats contre les propositions de paix de Philippe II1, 1579.
F13782

praestatpraestatr

 
A : PRO.PATRIA.PRAESTAT.PVGNARE. (Combattre pour la patrie s'impose) Combat de deux fantassins et de deux cavaliers.
R : QVAM.SIMVLATA.PACE.DECIPI.1579. Cadavres décapités d'Egmont et de Hornes.
(Leur décapitation à Bruxelles par sentence du duc d'Albe en 1568 déclenche la guerre d'indépendance des Pays-Bas.)
 
8.
Zélande, 1598.
F 15080.
A : MORS.SCEPTRA.LIGONIBVS.AEQVAT (La mort rend les sceptres égaux aux houes) ; la Mort debout, de face, tenant une clepsydre et une longue flèche avec laquelle elle perce une couronne ; à ses pieds, un sautoir formé d'un sceptre et d'une bêche. Dans le champ, 13.SEPT.15-98.
R : VERBVM.DOMINI.MANET .IN.AETERNVM (La parole du Seigneur demeure éternellement). Ecu couronné de la Zélande.

 

2. PIECES DE PROPAGANDE POLITIQUE.

     L'usage propagandiste de la numismatique, qu'on vient de rencontrer dès le XVIe siècle, s'épanouit avec la Révolution de 1848, qui voit frapper ou couler une multitude de médailles, souvent artisanales voire bricolées. Le thème macabre apparaît sur plusieurs d'entre elles. Il sera instructif d'y constater les différentes fonctions de l'inspiration macabre, qui vont du deuil et de la lamentation à la menace explicite.
     Félicien de Saulcy cite sept de ces médailles, auxquelles j'en ajoute trois, ce qui fait dix (sauf erreur).
     Suivons l'ordre chronologique de Saulcy et ses délicieux commentaires, un peu longs parfois, mais toujours à la fois informés et piquants. Il va de soi que ses opinions n'engagent que leur auteur ! Les références des pièces sont celles de son ouvrage.
     Pour être sûr d'être complet, il faudrait se reporter à l'ouvrage, plus récent, de Collignon.
     Après ces dix médailles de 1848, je montre une exceptionnelle médaille allemande, puis anglaise, évoquant le naufrage du Lusitania, coulé par un sous-marin allemand en 1915.
 
1.
- V, 1 ; 29 juillet.

48 1

« Hélas ! Trois fois hélas ! Cette intéressante médaille a été coulée pour constater un délit de lèse-galanterie commis par l'Assemblée nationale. Interdire les clubs aux femmes, c'était un peu risqué, et il était tout naturel que les pauvres déshéritées trouvassent des interprètes de leurs sentiments de deuil. L'auteur de la médaille qui nous occupe a compris que ce n'était pas trop d'un monument impérissable pour apprendre aux races futures que le club du citoyen Eugénie Niboyet avait été tyranniquement fermé par les hommes. Et pourtant ceux-ci ne s'étaient pas fait faute de fréquenter un club fort pittoresque, où la mélodie désormais nationale des Lampions avait vu improviser ses couplets les plus drôlatiques. Ce que c'est que l'instabilité des choses humaines, et voyez comme les institutions les plus sagement conçues sont parfois soumises à de déplorables revirements ! »

     Mes lecteurs assidus savent toutefois que le prétendu refus du concile de Mâcon de reconnaître une âme aux femmes est une fallace inventée pour la propagande anti-catholique (voir : Les femmes ont-elles une âme ?).

2.
- VIII, 1 ; 6 octobre.

48 2

« Cette belle médaille, composée par M. Combrouse, dont elle offre le monogramme, a été frappée pour consacrer la mémoire de la fermeté héroïque avec laquelle M. de Lamartine, après avoir fait décréter, le 25 février, l'abolition de la peine de mort pour crime politique, résista deux jours après, à l'Hôtel-de-Ville, aux exigences insensées des hommes qui, répudiant notre noble drapeau tricolore, prétendaient imposer le drapeau rouge à la nation. Longue fut cette discussion dans laquelle plus d'un eût pâli et cédé devant les horribles menaces de mort que proféraient des milliers d'hommes. Nous dirons donc, et du fond du cœur, comme le dit la médaille en question : honneur à Lamartine ! La pièce, frappée en cuive argenté, jaune ou rouge, a paru le 6 octobre. Quelques très rares exemplaires ont été frappés en or. »
 
3.
- VIII, 3 ; 1er août.

48 4

« Cette médaille nous offre des types funèbres qui montrent aussi clairement que possible peu de bienveillance pour les vainqueurs des journées de juin. La légende : Droits de l'homme, du travail, du pain ou du plomb, eût été, ce nous semble, convenablement complétée par la mention des devoirs de l'homme. Il a paru sans doute futile d'en parler, parce que ceux qui ont ainsi fêté la Saint-Jean de 1848 n'avaient garde de s'en préoccuper : en cela, nous ne saurions trouver qu'ils avaient raison. La pièce est en alliage de plomb et d'étain ; elle a été coulée dans une matrice en cuivre et n'a paru que le 1er août. »
 
4.
- X, 3 ; vers le 5 juillet.

liberte aliberte

« Les types lugubres de cette médaille qui a été frappée à Lyon peu après les journées de juin sont évidemment destinés à faire ressortir la différence que son auteur trouvait entre les situations de la nation française en 92 et en 1848. Avec la première date nous lisons : « La liberté ou la mort ; » avec la deuxième : « La liberté et la mort. » Comme commentaire de cette dernière légende paraissent les noms de Rouen, Limoges, Lille, Marseille, Lyon et Paris, c'est-à-dire les noms des villes où des insurrections ont éclaté successivement et ont été réprimées par la force. Sans doute, il est fort triste d'avoir à combattre l'émeute, mais il serait bien plus triste de la laisser faire, du moins c'est notre opinion.
La pièce existe en cuivre argenté, jaune et rouge. »
 
5.
- XIX, 5 : 4 octobre.

48 3

« Voici encore une médaille en alliage de plomb et d'étain qui, à coup sûr, n'émane pas d'un satisfait. D'un côté, on lit autour d'une couronne d'ossements, recoupée en croix par quatre têtes de mort placées au-dessus de deux os en sautoir : « République des honnêtes gens. » Il est bon de remarquer que la médaille proteste contre cette expèce de République, en en montrant le nom écrit à rebours. Les caractères essentiels de cette République à l'envers sont l'état de siège et la transportation des insurgés de juin. Nous aurions bien désiré que l'auteur nous dît ce que devait nous administrer la République dont il eût écrit le nom dans le droit sens. Est-ce que par hasard la République, à son avis, n'aurait la chance de marcher droit qu'à la condition de ne pas être celle des honnêtes gens ? Nous nous refusons nettement à le croire. »
 
6.
- XXIX, 8 : 6 octobre.

48 7

Cette médaille allie le droit de la médaille déjà vue au VIII, 1, à un revers commenté par Saulcy à l'occasion de la médaille XXIV, 6 , qui opposait les prolétaires aux « aristocrates » de Paris. Saulcy commente : « Ces aristocrates c'étaient les légions de la garde nationale qui (…) s'étaient portés à l'Hôtel-de-Ville pour demander que Ledru-Rollin (…) cessât de faire partie du Gouvernement provisoire. La 10e légion, arrivée la première sur la place de l'Hôtel-de-Ville, fut éconduite par un tour de passe-passe que personne jusqu'ici n'a bien voulu raconter et que nous nous faisons un plaisir de raconter enfin. Un capitaine de la garde nationale sortit tête nue de l'Hôtel-de-Ville, un papier à la main, et vint lire le contenu de ce papier devant le front du premier peloton. Il y était dit que les demandes de la garde nationale étaient accordées, que le citoyen Ledru-Rollin cessait de faire partie du Gouvernement provisoire tout en y conservant voix consultative, et que le citoyen de Cormenin le remplaçait. La 10e légion, enchantée du succès de sa démarche, se retira sur-le-champ ; vinrent les autres légions qui n'avaient pas assez bien calculé l'heure de leur arrivée et qui ne purent avoir accès sur la place. Le lendemain, la démarche de la garde nationale était ridiculisée et mise sur le compte de je ne sais qu'elle (sic) tendresse ineffable pour le bonnet à poil. On se garda bien de regarder comme sérieuse la proclamation lue la veille et à l'aide de laquelle on avait fait quitter la place aux candides gardes nationaux. L'armée des ateliers nationaux défila très pacifiquement, il faut le dire, devant les membres du Gouvernement provisoire dont ceux mêmes qui avaient un peu provoqué la manifestation de la veille n'eurent pas de termes assez durs pour la blâmer. De ce jour, l'ex-général Courtais jouit d'une popularité contestable dans les rangs de la garde nationale. Prenons maintenant à la lettre ce que dit notre médaille. Ce furent les aristocrates de Paris qui parurent sur la place de l'Hôtel-de-Ville le 16 mars, soit. Au revers, nous lisons : Famille, Patrie, liberté, dimanche 16 avril ; manifestation spontanée de 200,000 gardes nationaux de Paris contre le communisme. Chose étrange ! Pas un des aristocrates du 17 mars ne manqua dans les rangs de la garde nationale, se vouant, le 16 avril, à la défense de la famille, de la patrie et de la liberté. Chose plus étrange encore ! Ces aristocrates furent les premiers qui accoururent au danger, tandis que les prolétaires pacifiques du 17 mars fournirent précisément leurs adversaires ; et au 15 mai et au 23 juin, il en fut encore de même. Ce qui est certain, c'est que les prétendus aristocrates de Paris, le 16 avril comme le 15 mai, et comme le 23 juin, onf fait bravement dans la rue, pour la famille, la patrie et la liberté, la poitrine bien à découvert, sans abris et sans barricades, ce que leurs adversaires ont fait contre la liberté, la patrie et la famille. »
 
7.
- XXX, 1 ; 20 octobre.

48 6

« Médaille du citoyen Blanqui, coulée en étain pendant qu'il était détenu par suite de l'attentat du 15 mai. La légende porte : « Le citoyen Blanqui calomnié, prisonnier au donjon de Vincennes de part (sic) les républicains du National. » Nous pensons que le mot calomnié se rapporte à la publication faite par la Revue rétrospective d'une pièce fort intéressante qui aurait été rédigée pour la police par le citoyen Blanqui lui-même. Il ne nous appartient pas de nous expliquer sur un fait justiciable de toutes les consciences honnêtes et dont la conviction personnelle de chacun peut changer la portée du blanc au noir. Quant à la légende du revers, nous devons déclarer que la prédiction qu'elle contenait ne s'est heureusement pas accomplie. Il existe deux variétés de cette médaille. Sur la seconde, la faute de part a été corrigée et on lit correctement de par

      Le livre de Saulcy, aussi savoureux soit-il, n'a pas pu rendre compte de toute la production numismatique de cette période. On peut y ajouter au moins trois médailles curieuses, sans préjuger de ce que nous pourrons trouver dans l'ouvrage de Collignon.

8.
District secret de Mâcon.
61 mm, plomb.

maconamaconr

A : DISTRICT SECRET DE MACON SOUS LA PRESIDENCE DE J COUTHON ; triangle formé par trois os, sur une tige (?) verticale et sous un bonnet phrygien.
R : PLOMB FONDU / A MACON PAR LES / REVOLUTIONNAIR / DE LYON A / COM AFFR.
     Cette médaille est pour l'instant sans explication.
 
9.
Club de l'asile (Les Métaux et la Mémoire, 58).

5858 2

     Cette pièce est souvent considérée comme maçonnique, voire vendue comme telle, et reconnaissons qu'elle en porte bien la symbolique. C'est pourquoi je l'avais mentionnée et reproduite dans Les Métaux et la Mémoire. Elle fait partie des nombreuses médailles des clubs qui ont fleuri à Lyon en 1848.
 
10.
Croix-Rousse.

croix acroixr

A : (pourtour :) LIBERTE EGALITE FRATERNITE DES PEUPLES ; (champ :) colonne portant à son sommet une tête coiffée du bonnet phrygien, accostée à gauche d'une pique portant un panneau avec un oeil, et à droite d'un arbre élancé (?), le tout entouré des mots : arbre de la liberté planté sur la place de la (à l'exergue :) Croix-Rousse / 12 mars 1848 / LYON.
R : (pourtour :) LE SANG LYONNAIS A LA REGENERATION SOCIALE ; (champ :) crâne et os croisés ; si les aristocrates / conspirent, nous boirons / dans leurs crânes à la santé / de l'avenir et à la mémoire / des montagnards / de 93 / Vive la Farandole !

     Ah, voilà une pièce pour laquelle on aimerait bénéficier des commentaires du bien-pensant Félicien... Et où le macabre est au moins autant dans le texte que dans l'image.

lusir11.
1915, Lusitania
Fer, 55 mm.
Cette médaille fut d'abord éditée en Allemagne, en bronze. Les Anglais en ont édité une refrappe en fer – comme quoi la propagande est à double tranchant, et peut se retourner contre ses auteurs.
A : le Lusitania glisse dans les flots par l'arrière, au contraire de ce qui s'est réellement passé. Sur le pont, canons, avion, armement, avec l'avertissement en allemand KEINE BANN WARE ! (Pas de marchandise interdite !) pour insinuer, à tort ou à raison, que le paquebot transportait des armes et pas seulement des passagers civils innocents.
A l'exergue, DER GROSSDAMPFER LUSITANIA DURCH EIN DEUTSCHES TAUENBOOT VERSENKT 5 MAI 1915 (Le vapeur Lusitania coulé par un sous-marin allemand 5 mai 1915).
La médaille porte la date du 5 mai au lieu du 7, date exacte du naufrage.
lusiaR : la Mort vend des billets à un guichet de la ligne Cunard : en-dessous, FAHR-KARTEN AUSGABE (distri-bution des tickets). Au-dessus, GESCHÄFT ÜBER ALLES (commerce par-dessus tout, parodie de la devise allemande Deutschland Über alles). Il s'agit pour la propagande allemande de stigmatiser la vénalité de la Cunard, prétendue seule coupable d'avoir mis des civils en danger. Pourtant, les Allemands avaient bien prévenu : à gauche, un homme lit un journal sur lequel on peut lire U BOOT GEFA[HR] (sous-marins, danger), et derrière lui, l'ambassadeur allemand von Bernstorff, en chapeau haut-de-forme, lève un doigt pour avertir du danger ; Bertrand Malvaux rappelle que les Allemands avaient placé une publicité d'avertissement dans le journal de Cunard Line.

     On trouvera des renseignements complémentaires sur : https://www.bertrand-malvaux.com/fr/p/8301/medaille-commemorative-du-naufrage-du-lusitania.html

 

3. PROFESSIONS MEDICALES

doyen1.
Doyens de la Faculté de médecine.
F 4568.
A : H.T.BARON.F.M.P.ITERUM.DECANO.1733.34. Son buste.
R : MAIORVM.SECTANTVR.VESTIGA. A l'exergue, BACCALAUREI . OPERA . ANATOMI . ET. CHIRURG . EXERCENTES. 1723. Six figures opérant sur des débris humains. Au pied de la table, les armes de la Faculté.
     Faut-il classer les scènes d'anatomie dans les représentations macabres ? Dans le doute... Par ailleurs, je crois voir sept figures, et non six : quatre debout autour de la table à dissection, et trois à droite sciant une jambe avec une scie à cadre.
 
 
 
 
chir2.
Chirurgiens.
F 4748.
A : CHIRVRGIA.SALVBERRIMVM.DEI.MVNVS (La chirurgie est un don de Dieu salutaire). A l'exergue, J.B. Squelette de face, empalé sur une épée ?
R :CHIRVRGI. PRVDENTIS.OCVLATA.MANVS (La main prudente et clairvoyante de la chirurgie – ou du chirurgien ?). 1652. Main ayant un œil en son centre et un serpent enroulé autour du poignet.
 
 
 
 
 
 
 
3.
Dériard.
(Les Métaux et la Mémoire, 656)

656 1656

     Cette pièce était classée comme maçonnique par HZC, je l'ai donc insérée dans Les Métaux et la Mémoire pour liquider l'hypothèque : elle ne l'est pas, quoique l'équerre et le compas croisés puissent laisser supposer que leur émetteur fut maçon. Il s'agissait de Louis Dériard, pharmacien lyonnais. Et le squelette, le serpent, le coq d'Esculape, symbolisent la pharmacie, sans signification maçonnique. Ici, on peut lui reconnaître toute sa qualité esthétique.

 

4. FRANC-MAÇONNERIE

      Nous sommes ici sur un terrain bien balisé. Quinze pièces, qu'on peut ramener à huit occurrences en regroupant les composantes connexes. On pourrait donc  se contenter de les citer par leur numéro d'ordre dans « les Métaux et la Mémoire », et, pour les deux premières, dans l'article « inédites I » de ce site. elles ont toutes déjà été décrites et reproduites. Je ne reproduis ici que les plus remarquables. Certaines justifient de nouveaux commentaires, ici où la place n'est pas limitée.

1.
- 348 a et 348 b : Saint-Antoine du Parfait Contentement.
Ces deux jetons sont « bricolés » dans l'esprit de la floraison de médailles médiocres de la Révolution de 1848. Il est tentant de les rattacher, et à cette époque, et à la mode macabre de la numismatique propre à cet épisode historique. Ils sont visibles sur https://marc-labouret.fr/les-metaux-et-la-memoire/pieces-inedites.html.
 
2.
- 393 : l'Union de Famille.
Ce jeton et le suivant illustrent bien les tendances de la représentation du temple maçonnique sous la Restauration.
 
3.
- 409 : Paris, Les Zélés Philanthropes.
 
4.
- 510, 511, 514 : Besançon, Directoire de Bourgogne du RER puis SPUCAR.
     Ces jetons et médaille affichent les armes de la Ve province de la Stricte Observance Templière : champ de gueules à la tête de mort d'argent et la devise M O AE, soit Mors omnia aequat (la mort égalise tout). On remarque ici une intéressante résurgence du thème égalitaire apparu avec la Danse macabre.
 
5.
- 628 : Lyon, Equerre et compas. 1824.
Se rattache chronologiquement et thématiquement aux 393 et 409 ci-dessus.
 
6.
- 695 : Rennes, la Parfaite Union.
     Apparition originale de têtes de mort parmi une sorte d'inventaire de symboles maçonniques parfois peu convenus. Peut-être faut-il y voir un signe de l'originalité du ou des rites pratiqués à Rennes.
 
7.
- 718, 719, 721, 722 : Rouen, la Parfaite Egalité.

718 morin sq1718 morin rc1

     Ces magnifiques jetons, qui ont connu deux éditions identiques à de légères variantes près, illustrent magnifiquement le thème de la mort égalitaire. Je n'ai pas trouvé confirmation, ni infirmation, de l'hypothèse suivante :

     Parmi les grands graveurs rouennais, figuraient notamment le franc-maçon Brévière, mais aussi son ami Langlois du Pont-de-l'Arche. On parle un peu de lui dans l'article de Frédérique sur les ponts (https://marc-labouret.fr/les-ponts-sur-le-fleuve-de-l-histoire/d-arche-en-arche.html). Langlois fut le premier, avant le mitan du XIXe siècle, à étudier les danses macabres. Je n'ai pu établir s'il était franc-maçon. Mais, à ce moment-là, le thème de nos jetons était très novateur. J'imagine, hélas sans autre indice que ces coïncidences de date et de lieu, que c'est le travail de Langlois qui a inspiré le graveur des jetons, peut-être Brévière qui en avait l'opportunité et le grand talent.

     Notons que le bâton du squelette de gauche est bel et bien une houlette de berger, parfaitement reconnaissable à sa lame de fer incurvée en forme de gouttière. Foin des élucubrations d'auteurs antérieurs. Les deux personnages sont donc identifiables comme les deux extrêmes de l'échelle sociale ancienne : le roi et le berger (ou la bergère, allez savoir...).
 
8.
- 772 : La Parfaite Union, Valenciennes, 1784.
     Ces têtes de mort éparses dans le paysage sont certainement une évocation du mythe d'Hiram, même si on s'attendrait à en voir trois plutôt que deux. L'arbuste qui pousse sur un tertre pousse à la même interprétation.
 
9.
- 813, Leyde, la Vertu.
Vermeil, 46 x 38,5 mm.
 

leydeavers

     Médaille rare à tous égards. Je ne reprendrai pas ici sa description, la trancription ni la traduction des textes latins, notamment au revers, qui sont pompeusement bavards, En résumé, elle commémore un accident effroyable survenu à Leyde en 1807 : un bateau chargé de poudre explosa et détruisit une bonne part de la ville2. La médaille célèbre l'action philanthropique des francs-maçons, ainsi que celle du roi de Hollande, Louis Bonaparte, qui en est ici remercié. Celui-ci, un peu oublié, mérite pourtant une mention plus qu'honorable. Aux Pays-Bas, il fut un roi soucieux de son peuple et proche de lui. Il est seul de la famille (et au delà !) à avoir tenté, pour de bonnes et nobles raisons, de s'opposer à Napoléon. Il a aussi eu une carrière maçonnique intéressante, puisqu'il fut auparavant le premier Grand Maître du Rite Ecossais Ancien Accepté. Je rappelle enfin qu'il fut, encore avant, colonel du régiment de dragons basé à Joigny, qui se servait comme grange de la salle devenue plus tard celle du tribunal, contiguë à la Chapelle des Ferrand (voir https://marc-labouret.fr/art-macabre/la-chapelle-des-ferrand.html). Joigny lui avait consacré une place importante, mais celle-ci a changé de dédicataire après la Seconde guerre mondiale, et Louis Bonaparte y est aussi oublié qu'ailleurs. Sic transit.

     Ainsi, contre toute attente, la représentation de la mort apparaît peu significative dans la numismatique maçonnique, où tant d'autres thèmes s'imposent. Elle y prend diverses significations intéressantes, certaines peu convenues. Pourtant, l'image de la mort est récurrente en franc-maçonnerie sur d'autres supports, où elle est mobilisée à deux fins. Soit elle relève du memento mori, notamment dans les cabinets de réflexion où elle recueille l'héritage des « vanités » jansénistes, soit elle évoque l'un ou l'autre épisode du mythe d'Hiram, notamment sur des tabliers de grades superlatifs. Dans les deux cas, elle illustre la fonction de « propédeutique de la mort » qui est une des vocations concevables de l'initiation maçonnique.

 

     Peut-on conclure ? Certainement pas en l'état actuel des recherches. Trente apparitions de la mort dans la numismatique, c'est peu, mais ce n'est qu'un début. Il reste beaucoup de domaines à explorer. Pourtant, trois utilisations du thème déjà se différencient : l'usage de memento mori, depuis la Renaissance jusqu'à la franc-maçonnerie ; l'usage d'identifiant professionnel ; l'usage de propagande politique, depuis la Renaissance également. C'est ce dernier usage qui est probablement le plus susceptible de nouvelles découvertes.

Notes (hors sujet) :

1. Je n'ignore pas que les journalistes d'aujourd'hui, qui font profession d'écrire en français, pour nommer l'actuel roi d'Espagne, écrivent et disent "Felipe VI", soit par snobisme prétendument polyglotte, soit par honte de la langue française, soit enfin et plus probablement par ignorance barbare. On ne va pas réécrire tous les livres, obsolètes ou non, ni les brûler. En français, on a toujours traduit les noms. Je dirai donc, et j'écrirai, Philippe, du premier jusqu'au sixième. Et, pour le père de Philippe VI, évidemment : Jean-Charles.

2. La tragédie de Beyrouth, qui vient de tuer plus de 220 personnes, a des précédents historiques. A la catastrophe de Leyde (plus de 100 morts), on peut ajouter celle de Prüm, en Rhénanie-Palatinat, où, en 1949, un dépôt de munitions françaises  explosa et dévasta la ville (12 morts "seulement"). Celle de l'usine d'engrais AZF, à Toulouse en 2001 (plus de 30 morts). Déjà en 1687, le Parthénon, qui servait alors de poudrière à l'armée ottomane, explosa sous les coups des mortiers vénitiens (300 morts).  L'Histoire donnerait des leçons de prudence, si on le lui demandait.

Bibliographie :

Bibliothèque nationale, Catalogue de la collection Rouyer, Ernest Leroux éd., Paris, 1899.
Labrot (Jacques), Une histoire économique et populaire du Moyen-âge, les jetons et les méreaux, éd. Errance, Paris, 1989.
Feuardent (Félix), Jetons et méreaux depuis Louis IX jusqu'à la fin du Consulat de Bonaparte, 1904, réédition Maison Platt, 4 volumes, 1995.
Florange (Jules), Armorial du jetonophile, J. Florange, Paris, 1902-1907 (2 volumes), réédition augmentée 1921.
Saulcy (Louis Félicien de), Souvenirs numismatiques de la révolution de 1848, J. Rousseau, Paris, non daté.
Collignon (Jean-Pierre), Médailles politiques et satiriques, décorations et insignes de la 2e République Française,  1848-1852, Charleville-Mézières, 1984.
Langlois du Pont-de-l'Arche (Eustache-Hyacinthe), Essai historique, philosophique et pittoresque sur les Danses des Morts, Rouen, A. Lebrument, 1851, 2 vol..
Labouret (Marc), les Métaux et la Mémoire, la franc-maçonnerie française racontée par ses jetons et médailles, éd. Maison Platt, Paris, 2007.