MARC  LABOURET

 TRANSMETTRE : UNE ESPERANCE.

1. Le souvenir.

« J'ai plus de souvenirs que si j'avais mille ans. »

    Souvent je m'éveille au cœur noir de la nuit. Ce qui m'a réveillé bientôt disparaît. Reste l'éveil sans cause, des heures. Ni bruit ni lumière : ma chambre est à l'écart de ces manifestations mondaines. Seule la respiration de Frédérique rythme le temps. Coeur noir de la nuit : je sais la voûte qui nous domine, mais ne la vois pas. Espérant retrouver le sommeil et ses voyages sans commencement ni fin, je desserre avec soin chaque muscle, je délie chaque articulation. Mais reste l'éveil. Alors, je coule, sans force, des heures, dans le noir d'encre, comme dans un ventre de l'océan, et j'y suis entouré des algues molles et collantes de mes souvenirs.

     Jamais les mêmes : j'en ai assez à ma portée pour occuper des décennies d'insomnie. En faire un inventaire serait plus encore dénué de sens que mes songes sans commencement ni fin. Je n'écrirai pas, au réveil, mes mémoires, moins encore mes confessions. Je les garderai dans le silence et la nuit noire où ils m'agressent et m'emprisonnent. Il en est d'heureux, dirait-on. Mais dans cette encre aucune lueur n'est délivrance. Il en est de malheureux, deuils, blessures, erreurs, échecs, amertumes. Mais rien ne peut épaissir cette encre ineffaçable. Les uns et les autres prennent un poids égal. La nuit qui tient lieu de l'impossible oubli les mélange et les entrelace à tel point que les bonheurs ne sont pas plus joyeux que les malheurs ne sont tristes.

     Mes souvenirs n'auront jamais de sens ni de pardon, s'ils peuvent en avoir, que pour moi. A qui, pourquoi, les tranmettrais-je ? Qu'ont-ils de plus ou de moins que ceux de tout un chacun ? Je me donne des sujets de fierté, et d'autres de honte. Vanité de m'en vanter, tout autant de m'en flageller. Mes glorioles et mes minables trahisons appartiennent à un temps qui n'est plus. Elles ont été digérées par ces algues qui mourront et deviendront l'humus illisible d'un nouveau présent. Voilà l'espérance.

 

2. La mémoire.

« Louons maintenant les grands hommes, et nos pères qui nous ont engendrés. »

      Je n'ai pas tellement menti. Comme l'ont fait mes pères qui m'ont engendré, parfois je raconte. Mais ce que je raconte est sans enjeu ni consistance. Ce n'est pas le résutat d'un tri, les pépites qui restent après la dilution des boues, pas même un éclat sans valeur, pyrite de fer, l'or des fous. C'est, au petit bonheur la chance, la description d'un lieu disparu, le récit d'une anecdote anecdotique, la citation d'un mot profond ou drôle entendu d'une personne plus morte que moi. Toutes choses qui, au sortir de la nuit, n'intéressent personne.

     Mais qu'est-ce que la mémoire, sinon le souvenir des autres ? Mon grand-père me disait l'endroit des remparts de sa ville natale où son grand-père avait vu Napoléon, sa lunette à la main, observant l'horizon pendant la campagne de France. Ce n'est plus son souvenir, ni le souvenir d'un souvenir, c'est, déjà, de la mémoire. Pourquoi ce seul souvenir d'un souvenir de générations desséchées reste-t-il dans les algues vivantes ? N'y aurait-il pas mieux et plus à savoir de mes pères ? Mais d'autres récits, je les ai oubliés. Je ne sais plus ce qui s'est passé pendant l'occupation des cosaques, et que me racontait ma grand-mère. Cette algue m'a lâché, elle meurt. La mémoire même n'a qu'un temps. Elle ne survit pas à plus de quatre générations. Mes enfants et petits-enfants savent-ils même quelle est la ville de mes ancêtres ? Et qu'en ont-ils à faire ? Pourquoi même encore encombrer mes nuits, voire mes réveils en grisaille, de ces souvenirs moribonds ?

     Peut-être, de mes racontars inutiles, mes descendants, mes amis, mes frères, retiendront une anecdote. Peut-être l'attribueront-ils à un autre que moi, car la mémoire est trompeuse, elle aussi. Peut-être retiendront-ils un bon mot, car j'en ai trouvé(s). Peut-être alors se l'attribueront-ils, d'ailleurs sincères. Voilà, oui, l'espérance.

 

3. L'histoire.
« Je n'ai tracé que des chemins de poussière
Et mon sillage parfois sur la mer qui oublie tout passage » 

      Aller au delà du possible mensonge. Fixer la mémoire pendant qu'elle est un peu ferme et sûre. Nous ne pouvons entrer dans les voies qui nous sont tracées que parce que nos maîtres d'hier les ont tracées. Même sans y penser, fouler le sentier contribue à le rendre durable, chaque pas y gêne un peu la ronce ou l'ortie qui toujours menacent de barrer la route. Est-ce que j'y pense, quand j'écarte la branche morte en travers, voire quand je pose un pont sur le ruisseau ? Le chemin durera ce que durera son utilité. Une saison, deux ?

     Non, je n'écrirai ni mémoires ni confessions. Mais comme j'entretiens le sentier, je lis les livres des générations passées, je regarde leurs créations. Sans y penser, je garde vivants leurs récits, leur pensée, leur inspiration. Il n'y a pas de devoir de mémoire, car la mémoire est trompeuse. Il y a un devoir d'histoire, qui est volonté de vérité et de lumière.

     On me dira, vous me direz, il n'y a pas de vérité, moins encore d'objectivité. On aura, vous aurez en partie raison, car il n'y a de vérité ou d'objectivité qu'en partie. Mais c'est déjà quelque chose de vouloir et de chercher des vérités, fussent-elles partielles. Partiel ne veut pas dire partial (pas toujours). Tel est le travail de l'historien, ce qui le distingue du conteur. Transmettre les vérités qu'il a acquises. C'est ainsi, c'est alors que le passage de témoin peut prétendre à quelque fidélité.

     Il n'y a pas d'histoire sans écriture. On sait, même les ethnologues de cultures orales savent, que la transmission orale se transforme et se déforme, et que, comme les souvenirs de mes arrière-grands-parents, elle n'est pas fiable au delà de quelques générations. Il n'y a pas de tradition stable sans écriture. Je lis. J'écris. Et si l'écriture prend le risque d'une trahison initiale, sa transmission est fidèle à cette trahison, c'est déjà quelque chose. Eh bien, oui, une espérance.

 

 4. La chaîne d'union.

« Dira-t-on cela des hommes que nous fûmes ? »

      Il faut et il suffit, quand l'égrégore inespéré nous visite, de se sentir et se savoir relié. Relié, comme un livre. Dans le temps et dans l'espace, relié aux maîtres d'hier et aux apprentis de demain. Nous trahissons les uns, surtout ceux dont nous nous réclamons. Nous serons trahis par les autres, et par ceux que nous aimons. C'est heureux !

     Enfin, que savons-nous de ce que nous aurons transmis ? Si quelques-uns trouvent à nourrir leur esprit de miettes tombées de ma table, miettes dont le choix ne m'appartient pas, mon devoir est rendu. Si quelques-uns, d'autres ou les mêmes, rejettent comme des erreurs ce que j'ai cru transmettre comme des vérités acquises, la transmission aura eu lieu, et mon devoir aura été accompli. Car le rejet même de nos apprentissages est aussi un des modes de leur transmission. On ne se construit pas seulement avec, mais aussi contre. Trahissez-moi comme j'ai trahi, en voilà une espérance !

     Je suis membre d'une génération, qui voulait bien faire, et peut être accusée à bon droit d'avoir détruit la terre plus qu'elle n'a construit. D'avoir failli dans la transmission du monde matériel autant que des valeurs qui fondaient le contrat social. J'ai failli, comme les autres, mais je ne tirerai pas plus de bilan que je n'écrirai de mémoires ni de confessions.

     Sur l'océan noir de mon naufrage, brillent encore, belles comme des icebergs, mes utopies.

 

13 août 2020 .