Blake et Mortimer
JACOBS ET L’ANGE :
METAPHYSIQUE DE BLAKE ET MORTIMER
Je dédie cet article à la mémoire de mon jeune frère Olivier Labouret, disparu en juillet 2017 dans un accident de montagne, à l’âge de 57 ans. C’était un alpiniste chevronné. Nous partagions l’intérêt pour la numismatique – lui-même plus intéressé par les pièces antiques. Psychiatre de profession et militant politique, il a publié plusieurs ouvrages au carrefour de ces deux domaines. Il m’avait donné une édition rare du Secret de l’espadon, et nous avions eu, il y a des années, une longue conversation sur les aspects psychanalytiques et métaphysiques de Blake et Mortimer. Cet article lui doit beaucoup.
Edgar P. Jacobs (1904 – 1987) est un grand auteur belge de bande dessinée. Un des piliers de l’ « école de Bruxelles » rassemblée autour d’Hergé et du journal « Tintin ». Son autre carrière de chanteur lyrique a pu faire comparer son œuvre à un « opéra de papier ».
Il a publié neuf histoires, de 1946 à 1977, dont huit aventures de Blake et Mortimer. Ces classiques doivent faire partie de la bibliothèque de l'honnête homme d'aujourd'hui. Chacune, c’est évident, a sa propre inspiration, son intrigue spécifique, souvent bien originale. Edgar Jacobs est un maître de l’ambiance, un peu comme son compatriote Simenon : inoubliables docks de Londres dans la Marque Jaune, et la grande banlieue dans le mauvais temps d’SOS Météores… Je ne prétends pas ici analyser les différentes œuvres : il y faudrait des talents et des compétences que je n’ai pas, et l’espace limité d’un site web ne s’y prête guère. Je souhaite seulement mettre en évidence, grâce aux moyens que l’informatique met à la disposition de tout un chacun, les thèmes narratifs récurrents, voire les équivalences entre situations ou personnages. Il est aisé d'y reconnaître des structures communes - Lévi-Strauss dirait peut-être des mythèmes. Ces thèmes récurrents montrent chez Jacobs une constance dont l’explication pourrait être psychologique, voire psychanalytique. Pour ma part, mon goût personnel me conduit à en proposer une explication métaphysique. A l’évidence, les deux champs se recoupent largement.
Il est possible que sous l’influence nostalgique de mes lectures d’enfance, je privilégie les aventures que j’ai d’abord lues en épisodes hebdomadaires. Mais il me semble bien que les thèmes métaphysiques que j’identifie apparaissent timidement dans le Rayon U, s’affirment de plus en plus dans le Secret de l’espadon et le Mystère de la grande pyramide, triomphent de la Marque jaune au Piège diabolique. Dans ce dernier, ils sont tous exposés consciemment, puisque Mortimer conclut :
… Son introspection est achevée – à moins que ce ne soit celle de l’auteur. Les deux derniers opus reprennent quelques thèmes, mais la vision métaphysique n’y est plus : l’Affaire du collier explore le Paris souterrain, mais dans le cadre d’une intrigue policière banale ; de même, les Trois formules du professeur Sato reprennent le thème du savant fou, mais sans perspective eschatologique. Les monstres ne sont plus que des robots, et les méchants, que des gangsters.
En revanche, les chefs d’œuvre de la série peuvent être vus comme des épisodes d’une unique lutte des forces de la lumière contre les forces des ténèbres. La science elle-même, que Mortimer représente, est partagée dans ce combat dont le salut du monde est l’enjeu.
I. THEME DU LABYRINTHE
Le thème le plus évidemment récurrent est celui du labyrinthe. Il est explicite. Le plus souvent, il est double, une première partie en surface et la seconde souterraine. Le monde de la surface est plutôt minéral (déserts du Secret de l'Espadon et du Mystère de la grande pyramide) ou urbain. Le monde inférieur est à l'origine du mot enfer, malgré l'étymologie shadok qu'il faut dire avec la voix de Claude Piéplu : "Le goulp était également appelé enfer à cause que on y était enfermé". Chez Jacobs, le souterrain est le plus souvent explicitement infernal. Le thème résume donc tout le propos : Mortimer descend aux enfers, soutenu ou non par son ange gardien Blake, qui est là pour le délivrer des embûches.
Dans ces labyrinthes, vous identifierez des embûches elles-mêmes répétitives : je cite ici les thèmes du cul-de-sac, de la prison, du plan indispensable. On pourrait y ajouter la porte secrète, le carrefour, l'escalier, la passerelle fragile, l'échelle même.
J'aborderai dans un deuxième temps l'identification bénéfique ou maléfique des êtres rencontrés sur le chemin, et dans un troisième temps les oppositions de la lumière et des ténèbres.
LABYRINTHE SOUVENT EXPLICITEMENT INFERNAL
DRAGONS GARDIENS DU SOUTERRAIN
LABYRINTHE URBAIN ET DESERTS MINERAUX
CUL DE SAC
SOMBRER DANS LE NEANT
PLAN
II. LES FORCES DU MAL ET DU BIEN
LE GENIE DU MAL
Il est clair qu'Olrik n'est qu'un exécutant (au sens propre quand il fait exécuter des innocents). A cet égard, le plus significatif est évidemment ce passage de la Grande Pyramide où est évoqué le Grand Patron, avec d'éloquentes majuscules et un effet de terreur tangible ! Cette évocation unique, inutile pour l'intrigue, contraire à l'autorité d'Olrik, ne peut avoir pour objet que de montrer qu'il n'est lui-même qu'un subalterne. Et de matérialiser pour lui-même un invariant de la série. Métaphysique pure.
Olrik est toujours sous les ordres d'un démon supérieur. Celui-ci agit dans une perspective eschatologique de domination sur le monde (SE, MJ, EA, SOS, PD). Dans EA, la domination mondiale doit cependant être partagée, et les deux démons majeurs, Magon et Tlalak, se réfèrent à d'autres dieux infernaux.
Trop nombreuses pour être citées. Existe-t-il une autre œuvre, surtout destinée à la jeunesse, où le diable et l'enfer soient si explicitement cités presque à chaque page ? Sans oublier les "damned" ou "goddam"...
Prenons pour exemple Sos Météores : l'enfer ou le diable sont cités pp. 4, 5, 7, 8 (2x), 10, 17, 18, 20, 21 (2x), 23, 25, 26, 28 (2x), 29, 32 (2x), 37, 39, 40 (4x), 41, 42, 44, 45, 46, 49, 56, 57 (2x), 58, 59, 60, 61 (2x), 62 (2x), 64. Soit 42 occurrences sur 60 pages.
OLRIK ET DIABLES DE HAUT RANG
Où l'on voit l'équivalence méphistophélique de Magon et Guy de la Roche avec Olrik.
Ils ne s'en réfèrent pas moins tous à des démons supérieurs. Force est de reconnaître qu'ils savent et assument leur fonction maléfique.
(GP, EA, PD)
DEMONS SERVANTS ET AMES DAMNEES
APPEL A L’ANGE GARDIEN (BLAKE)
BLAKE ARRIVE PAR AVION
Quoiqu’en dise l'article de wikipedia, Blake n’est pas pilote de la R.A.F. dans les œuvres de Jacobs. Ce serait cohérent avec sa place d'archange guerrier, mais ni son uniforme, ni le texte, ni le témoignage de Nasir, n'attestent cette identité profane. C'est un agent secret du ciel.
Peut-être Londres représente-t-elle le ciel, puisque c'est toujours de cette ville qu'arrive l'avion du capitaine, même quand cette précision n'apporte strictement rien à l'histoire. C'est particulièrement frappant à la fin du Piège Diabolique : ce passage, en soi inutile à l'intrigue et donc métaphysique, montre à quel point l'ange gardien a laissé Mortimer seul acteur de l'aventure de sa maturité morale. Blake apparaît seulement en tant que spectateur de la décision initiale et du jugement final. Il est à Londres - autant dire dans les nuages.
BLAKE LIBERE MORTIMER
III. LA SCIENCE ENTRE LUMIERE ET TENEBRES
HYMNES A LA LUMIERE
LAMPES DE POCHE ET PROJECTEURS
PANNE DE LUMIERE OU D’ALLUMAGE
BROUILLARD ARTIFICIEL DIABOLIQUE
(SE, GP, EA, MJ, SOS, SOS, PD)
Noter le"où diable...?" Les "forces" occultes me semblent assimilables à une source d'énergie.
- SOS : énergie explicitement "malfaisante".
SALLE DES MACHINES
Entre tuyauteries elles-mêmes labyrinthiques, colorées façon Beaubourg, et pseudo-transformateurs d'énergies improbables, retenons les machineries de SE, MJ, EA, SOS.
TABLEAUX DE BORD
BOUTON NOIR
EXPLOSION APOCALYPTIQUE
Quand deux vignettes sont aussi identiques dans l'esprit comme dans la lettre, avec le même "BROM" comme "bruit assourdissant", comment croire à une coïncidence ?
- Explosions finales dans SE, GP (le mastaba s'effondre), MJ (Septimus foudroyé), EA, SOS, PD.
LA LIBERATION VIENT DE L'ARMEE CELESTE
- Mystère de la grande pyramide : équivalent possible dans l'attitude d'Abdel Razek en haut de la pyramide (ci-dessous).