MARC  LABOURET

4 - Histoire et avenir de la laïcité

Avant, pendant, après le compromis circonstanciel de 1905...

 

L’idée de laïcité est étroitement liée à l’histoire et à la symbolique maçonnique. Rappelons que la franc-maçonnerie s’inscrit dans le mouvement de « désenchantement du monde » initié par le christianisme depuis le Moyen-âge. La franc-maçonnerie est issue à l’évidence de milieux chrétiens, puisqu’il n’y avait pas de milieux non-chrétiens. Mais elle s’invente à la fois en continuité et en rupture avec le christianisme. Dès ses débuts, elle opère une sécularisation des symboles, dans le sens d’un humanisme des valeurs et de la pensée (l’exemple d’Hiram est éclairant, personnage pseudo-biblique réinventé dans un mythe entièrement déchristianisé).

Parmi nos buts revendiqués, il y a d’une part la recherche de la vérité, la lutte contre l’ignorance et la superstition ; et d’autre part, parmi nos valeurs, et des premières, la tolérance. Peut-être même la tolérance est-elle la seule valeur proprement maçonnique. La droiture, la probité, la mesure, le travail, n’ont guère d’adversaire déclaré. L’égalité, la justice, sont revendiquées dans des cadres politiques. La tolérance, elle, ne peut naître et être prônée que dans un esprit agnostique où la recherche de la vérité aboutit inévitablement au pluralisme. La laïcité naît de l'acceptation de la pluralité.

Laïcité et tolérance

Un rituel dit que nous ne devons pas prendre les mots pour des idées. Il faut donc bien définir ; je vous propose la définition suivante de la laïcité en trois composantes indissociables :
- Principe de neutralité d’une institution à l’égard des croyances et incroyances ;
- Principe de liberté de pratiquer le culte de son choix ou de n’en pas pratiquer ;
- Principe de traitement égalitaire par l’institution des pratiquants des différentes religions.
La traduction juridique pour un Etat ou pour d’autres institutions peut varier. En France, depuis cent ans, la loi de séparation des églises et de l’Etat du 9 décembre 1905 en est l’expression.

Il n’y a pas de laïcité individuelle. Cependant chacun peut porter et même pratiquer les valeurs laïques : le respect de la liberté absolue de conscience, la tolérance et le respect des autres. Il s’agit d’accepter croyances et cultes comme légitimes, sincères et intelligents. Ou de faire comme si. Dans leur pluralité, ce qui conduit aussi à relativiser et à considérer qu’aucune religion ni philosophie ne peut prétendre à la vérité absolue et universelle. Ou faire comme si.

Laïcité publique et tolérance privée sont de nécessaires compromis pour permettre de vivre ensemble dans des sociétés pluralistes. Nous passons tous les jours de tels compromis avec nos familles ou avec nos amis. On pense aussi au mot de Mendès-France sur les accords internationaux : dans un bon accord, toutes les parties s‘estiment lésées.

En franc-maçonnerie, j’entends depuis des années donner des leçons de laïcité à tort et à travers. Dans l’ignorance de l’histoire, du droit, et de la sociologie des religions. Avec des confusions verbales regrettables, avec un absolu mépris de son application interne, avec une négligence absolue des conséquences psycho-sociologiques de propos excessifs, et enfin avec une maladresse tactique auprès de laquelle la ligne Maginot a été un modèle d’efficacité. L’usage incantatoire du mot laïcité dispense-t-il de faire preuve d’intelligence de son contenu ? Quand bien même il serait de la vocation d’une obédience d’être un lobby de la laïcité, qu’au moins elle fasse preuve d’éthique de la responsabilité. La laïcité mérite de meilleurs défenseurs, non, de meilleurs attaquants (même si la métaphore guerrière est mal venue concernant un objet d’essence pacifique).

Première précaution verbale (et pas que) : ne pas confondre la laïcité avec l’hostilité aux religions ou à des religions. Ne nous payons pas de mots, ne prétendons pas distinguer un anticléricalisme qui serait légitime d’un antireligionisme qui ne le serait pas : toute religion se donne une structure cléricale, toute structure cléricale produit un discours politique (ou, à tout le moins, de morale publique). La distinction entre anticléricalisme et antireligion est un leurre.
Le combat contre les religions est justifié si on est un prosélyte de l’athéisme, de même que le prosélytisme religieux est légitime pour les croyants. Ni plus ni moins. Mais ni l'un ni l'autre si on est un prosélyte de la laïcité. Si on refuse les compromis avec la laïcité, ne confondons ni les cadres, ni les moyens des deux combats. Le combat laïc est une recherche de compromis pour faire mieux vivre ensemble des gens de croyances diverses. Pas un combat pour faire triompher une croyance sur les autres.
 
Seconde précaution verbale : ne pas définir la laïcité par une prétendue distinction entre sphère privée et sphère publique. C’est simpliste et inopérant.
Où voit-on des sphères ? Le mot de sphère est une métaphore trompeuse qui veut faire croire à l’étanchéité de deux domaines l’un par rapport à l’autre. C’est un leurre. Les espaces public et privé ne sont pas distincts. Les interpénétrations sont nombreuses et nécessaires. En outre, il n’y a pas UNE sphère publique, mais un grand nombre, de droit et de sociologie différents (la rue, l’école, l’hôpital, l’église, la mosquée et la loge en font partie). L’espace public de la société civile n’est pas l’espace public de l’Etat.
A l’inverse, l’espace privé de l’individu ne se confond pas avec l’espace privé de la famille ou d’autres groupes. Même chez soi, tout n’est pas permis, et c’est heureux. L’entreprise est-elle un espace public ou privé ? Peut-être que le privé est ce qui est reconnu comme tel par la collectivité, qui peut être plus ou moins libertaire ou totalitaire.
Ou bien les droits sont-ils privés et les devoirs publics ? En tous cas, il n’y a pas d’équilibre « naturel » entre les deux espaces. Clairement, plus la société est totalitaire et plus elle réduit les libertés privées. La société n’est pas seulement l’Etat : le village breton du XIXe siècle était une société totalitaire, exerçant sur ses membres un contrôle social absolu. Il y a là des questions théoriques qu’il faudrait du temps pour approfondir.

Pour l’instant, gardons-nous des schémas trop simplistes, mais reconnaissons que les champs de la religion, la politique, la morale, sont différents mais s'interpénètrent.

L’histoire nous montre que la laïcité est toujours relative et jamais acquise.

Plutôt que l’histoire de la laïcité, il faudrait retracer l’histoire des relations entre l’Eglise et l’Etat en France. Cette histoire est celle d’un long conflit. Passons sur la pragmatique sanction, sur le concordat de 1516, et même sur la constitution civile du clergé de 1790 et la séparation de l’Eglise et de l’Etat de 1794. On peut estimer que la laïcité apparaît une première fois en France avec le Décret sur la liberté des cultes voté le 21 février 1795 (3 ventôse an III) par la Convention thermidorienne.

Le Concordat de 1801 reprend au système de 1790 la prise en charge par l’Etat de la rémunération des ministres des cultes (ce qui était déjà le cas dans la constitution civile du clergé). En incluant le culte israélite en 1808, et la rémunération des rabbins en 1830, il devient conforme à la définition de la laïcité donnée en introduction. Mais la liberté religieuse individuelle s’insère dans un système étatique, où le Premier Consul puis ses successeurs peuvent se constituer un épiscopat selon leurs vœux. Les religions sont sous tutelle. Il n’y a pas alors de liberté religieuse collective.

Le Concordat était une oeuvre maçonnique, mais ses conséquences ont permis l’antimaçonnisme. Grâce à lui, les condamnations papales de la franc-maçonnerie prennent force et vigueur en France. Ainsi, le concordat contribuera à séparer et opposer l’Eglise et la franc-maçonnerie. Celle-ci, au cours du XIXe siècle, devient progressivement aussi farouchement anticléricale que républicaine, au point que ces deux termes deviennent à peu près synonymes.

La séparation des églises et de l'Etat

Réciproquement, le camp catholique est quant à lui farouchement anti-républicain. Antimoderne, antidémocratique, prônant l'intolérance comme une vertu. L'encyclique Quanta Cura et le Syllabus Errorum, en 1864, inventorient tout ce que l'Eglise condamne, et la liste est longue, qui inclut évidemment le laïcisme, le socialisme, la franc-maçonnerie, le protestantisme, le relativisme religieux... Hors de l'Eglise, pas de salut. Est-ce que le "ralliement" à la République de Léon XIII, en 1893, modifie sérieusement la donne ? Peu. Ce ralliement a pour but explicite d'engager les catholiques français à utiliser les règles de la démocratie républicaine pour en combattre les lois laïques, qui à ce moment-là ne concernent que l'école gratuite et obligatoire. En même temps, Léon XIII aggrave la condamnation de la franc-maçonnerie. Il fait intervenir les évêques dans le débat politique : par exemple, il les fait transmettre en 1898 des consignes de vote. Un grand nombre de catholiques refusent ce ralliement et restent attachés au royalisme : aux mêmes élections, le père Adéodat Debauge crée des "comités Justice-Egalité" ouvertement monarchistes. L'affaire Dreyfus voit la hiérarchie et la presse catholiques opter majoritairement pour l'antisémitisme. En outre, la lecture des journaux catholiques du temps (la Croix, le Pélerin) montre que l'injure et la calomnie y sont des pratiques courantes. A l'époque où l'affaire des fiches jette l'opprobre, justifiée, sur les francs-maçons, n'ignorons pas que les évêques, de leur côté, ont des pratiques comparables et invitent les notables catholiques à ne pas recruter de francs-maçons... Lors de la crise "moderniste", de 1902 à 1907, le pape Pie X affirme que les textes bibliques sont à prendre à la lettre. Il excommunie ceux qui disent le contraire. Oui, l'Eglise du temps est un temple à la superstition et au fanatisme. C'est pour permettre à cette Eglise-là de pratiquer à sa guise que la loi de 1905 va être conçue, négociée, promulguée. Il faut s'en souvenir, et quand on demande son application, et quand on refuse de tolérer les pratiques musulmanes.

On arrive donc à la fin de ce XIXe siècle, où la question religieuse devient le problème politique majeur de la Troisième République, et on ne s’étonnera pas de trouver des francs-maçons à l’avant-garde de ce combat-là. Selon Emile Combes, la franc-maçonnerie est l’Eglise de la République. Etonnant aveu implicite que l’anticléricalisme de Combes s’attaque au seul cléricalisme catholique, mais soutient un cléricalisme maçonnique.

Et les épisodes de la laïcisation se succèdent.

1881-1882 : lois de Jules Ferry pour une école publique, gratuite, obligatoire et laïque. La séparation de l’Eglise catholique et de l’Ecole publique entre 1881 et 1886, déliant définitivement le croire et les savoirs, a précédé et rendu possible la séparation du croire et du pouvoir en 1905. La laïcité est consécutive à la connaissance.

1901 : loi d’Emile Combes sur les associations. Apparition de la liberté d’association, mais en soumettant les congrégations à un régime d'exception restrictif. Est-ce laïque ? Certes non. En 1902, 3000 écoles sont fermées. Le mouvement se poursuit en 1903.

Juillet 1904 : les congrégations sont interdites d’enseignement. Ces lois explicitement antireligieuses (et pas seulement anticléricales !) provoquent évidemment des réactions violentes chez le plus grand nombre des croyants, en France et au Vatican. Emile Combes dit : « L’anticléricalisme est l’oeuvre la plus considérable et la plus importante pour l’émancipation de l’esprit humain. » … avant de devoir démissionner suite à l’affaire des fiches. Contrairement à ce qu’on croit souvent, la loi de 1905 n’est pas l’œuvre de Combes, qui penchait pour le maintien du concordat, seul moyen à ses yeux de contrôler les évêques. La majorité des francs-maçons pensaient comme lui, avant de se rallier faute de mieux à la séparation, seule issue en raison de l'intransigeance pontificale explicitement anti-républicaine : il faut deux parties pour signer et appliquer un concordat.

En effet, les lois de 1904 déclenchent une crise diplomatique. Parmi d’autres incidents (visite de Loubet à Rome…), deux évêques sont convoqués au Vatican pour s’expliquer sur leur comportement. L’un des deux est l’évêque de Dijon, Le Nordez. Celui-ci est républicain et a de mauvais rapports avec son clergé local qui l’accuse d’être franc-maçon. Mais il informe le ministère des cultes de sa convocation au Vatican. La France rompt ses relations diplomatiques avec le Vatican. Le concordat a vécu. La séparation apparaît comme la seule solution juridique possible à la grande majorité des élus français.

La loi de 1905 est l’œuvre du gouvernement suivant, moins à gauche mais qui a besoin des voix de la gauche. L’élaboration de la loi est confiée à un groupe parlementaire animé par le jeune Aristide Briand.
Les francs-maçons, affaiblis par l’affaire des fiches, ne sont pas significativement présents dans les débats. Aucun des acteurs principaux n’est maçon : ni le Président du Conseil Rouvier, ni Briand, ni Ferdinand Buisson, président de la Libre pensée, ni Clemenceau, ni Jaurès, ni même Paul Doumer, Président de l’Assemblée Nationale, qui s’est fait exclure du Grand Orient pour avoir critiqué le gouvernement Combes.
Les socialistes de Jaurès se rallient à la loi pour en finir avec la lancinante question religieuse et pour enfin pouvoir s’attaquer à la question sociale (notamment impôt sur le revenu et retraite ouvrière). Une partie des catholiques, y compris des évêques, souhaitent la séparation, pour les mêmes raisons à l’envers : ils souhaitent se libérer de la tutelle de l’Etat. On peine à le croire aujourd’hui, mais les débats les plus acharnés portent sur l’article 4, qui propose la dévolution des biens à des associations cultuelles. Les deux clans redoutent la mainmise de ceux de l’autre camp sur ces associations. De très longs débats en commission, de nombreuses consultations et négociations, un grand débat parlementaire, aboutissent enfin à la loi du 9 décembre 1905.

La loi se veut loi de liberté religieuse, qui puisse constituer un armistice acceptable par les deux parties. Elle est une étape essentielle, fondatrice pour la France contemporaine. C’est pourtant aussi une loi circonstancielle, issue d’un rapport de forces politiques et d’une situation sociale datés.

Compromis successifs

Du reste, elle n’est pas une fin, elle reste une œuvre inachevée et en devenir. Les deux premiers articles restent les gardiens des principes. Mais la suite, pour l’application pratique, ne cesse d’évoluer jusqu’à nos jours. Cinquante modifications en un siècle : elle n’est pas gravée dans un marbre inaltérable !

Briand, Jaurès et Clemenceau se sont acharnés à maintenir la continuité du service des cultes après 1905, ainsi qu’à garantir par la loi et dans les faits la libre expression publique des cultes. L’Eglise catholique ne parvient pas, quoi qu’elle fasse, à se mettre hors-la-loi, grâce à la souplesse politique de ce gouvernement Rouvier qui avale toutes les couleuvres et invente d’ingénieux compromis.

L’année 1906 voit le conflit des inventaires. Les églises devenant propriété de l’Etat, celui-ci fait inventorier leur contenu. Ces inventaires se heurtent, dans certaines régions de France, à des oppositions parfois violentes. Certaines sont artificiellement fomentées par l’extrême-droite, mais d’autres, dans des régions rurales, sont sincèrement populaires. Des villages ont gardé la mémoire durable de ce traumatisme : en 1966, j’ai vu changer la porte de l’église de Saugues, en Haute-Loire, pour remplacer celle que les gendarmes avaient brisée en 1906, et qui jusqu’alors avait été conservée, volontairement mal réparée, comme la relique sacrée d’une église martyre.

En décembre 1906, un nouveau débat entend faire le point et adapter la loi après un an d’expérience. Il aboutit à la loi du 2 janvier 1907, premier amendement de celle de 1905. D'un côté, l'État, les départements et les communes recouvrent à titre définitif la libre disposition des archevêchés, évêchés, presbytères et séminaires et le versement de l'indemnité est suspendu pour les prêtres non en règle avec la loi. De l’autre côté, la loi ouvre la possibilité de donner la jouissance d'édifices affectés à l'exercice du culte à des associations loi 1901 ou à des ministres du culte déclarés. Cela permet de tourner l’opposition de l’Eglise aux associations cultuelles.
Le pape dénonce dans l'encyclique Une fois encore du 6 janvier 1907 les nouvelles spoliations, et refuse les modalités de la déclaration annuelle exigée pour l'exercice du culte. Le gouvernement cède : par la loi du 28 mars 1907, il renonce à l'obligation de déclaration préalable pour les réunions publiques. En outre, 30 000 édifices sont mis gratuitement à la disposition des Églises, et les sonneries de cloches explicitement autorisées. La jurisprudence administrative légitime les manifestations publiques qui satisfont à des traditions locales et à des habitudes (enterrements religieux, processions, etc.). A cet égard, l’arrêt « Abbé Olivier » du Conseil d’Etat, en date du 19 février 1909, reste un des textes fondateurs de la liberté religieuse dans le droit administratif français.

La position d'apaisement du gouvernement est encore confirmée par la loi du 13 avril 1908 qui considère les églises comme des propriétés communales et prévoit des mutualités ecclésiastiques pour les retraites.

La loi du 17 avril 1906 et le décret du 4 juillet 1912 confient la charge des 87 cathédrales au secrétariat d'État aux Beaux-Arts, devenu depuis Ministère de la Culture et de la Communication. Cette propriété s'étend à l'ensemble des dépendances immobilières et à la totalité des immeubles par destination et des meubles les garnissant.

En mai 1921, les relations diplomatiques sont rétablies avec le Vatican, le pape Benoît XV se montrant plus conciliant que Pie X, notamment en promettant de consulter Paris avant la nomination des évêques. Le dialogue avec le Vatican aboutit, en 1924, au compromis des « associations diocésaines » élaboré par Pie XI et le gouvernement. La France concède aux associations diocésaines placées sous l'autorité des évêques le statut d'« associations cultuelles ». Autrement dit, l'organisation de type épiscopal de l'Église catholique est considérée conforme à la loi. Cela permet de sortir du blocage provoqué par l'absence de création des associations cultuelles catholiques prévues par la loi de 1905.

Enfin l'Alsace et la Lorraine rattachées à nouveau à la France sont maintenues dans le statut de concordat qu’elles avaient en 1870, C’est une des conditions mises par les élus de ces départements à leur rattachement à la France. La République prend l'engagement de la respecter.

La loi initiale a donc été maintes fois amendée. De fait, sur les 44 articles initiaux, 17 ont été modifiés ou abrogés depuis. Des jurisprudences du Conseil d’Etat ou du Conseil Constitutionnel ont précisé le régime juridique de certains points d’application. Il est donc historiquement et juridiquement dénué de sens de demander, comme on l’entend parfois dans les loges, « l’application intégrale de la loi de 1905 ». Quelle version ?

Des modifications sont intervenues récemment encore. En 2003, la loi subit le changement qui concerne le port de signes religieux ostensibles à l'école. Cela demande une nouvelle loi puisque la loi de 1905 (ni aucune autre) ne l’interdisait (pas plus que la soutane, les cornettes ou la kippa). En 2011, le Conseil d’Etat prend une décision favorable au financement public des lieux de culte ou installations périphériques au culte. En 2013, à l'occasion d'une « question prioritaire de constitutionnalité » sur le concordat en Alsace-Moselle, le Conseil constitutionnel confirme la validité constitutionnelle de cette exception, jugeant que la tradition républicaine observée par tous les gouvernements depuis 1919 et la Constitution de la Ve République n'ont pas « entendu remettre en cause les dispositions législatives ou réglementaires particulières applicables dans plusieurs parties du territoire de la République lors de l'entrée en vigueur de la Constitution et relatives à l'organisation de certains cultes ». Reprenant dans ses attendus de larges passages de la loi du 9 décembre 1905, le Conseil constitutionnel intègre ainsi cette loi au bloc de constitutionnalité.

Entre parenthèses, le régime des cultes à Mayotte, en Nouvelle-Calédonie et en Polynésie française est régi par le décret Mandel de 1939. On peut comprendre cette exception, mise à jour par une ordonnance de 2009.

Quant à la Guyane... L'ordonnance royale de Charles X, en date du 27 août 1828, y est toujours en vigueur, reconnaissant le culte catholique et lui seul. L'évêque et les prêtres sont, en application de ce texte, rémunérés comme fonctionnaires par la collectivité territoriale. C'est fort de café. Mieux : ça ne manque pas de piment.

Et maintenant...

La loi de 1905 est fondatrice et emblématique. D’ailleurs, son article 1er est repris dans les déclarations des droits de l’homme. La loi de 1905 met en place une société civile, esquissée en 1789, interrompue en 1791 par la loi Le Chapelier et réintroduite à partir de 1880, indépendante de l’Etat et ouverte à toutes les expressions « même religieuses ».
Mais la loi de 1905 n’est pas la laïcité, seulement une de ses expressions possibles, imparfaite, datée et située. Elle a durablement réglé les rapports entre les catholiques et la République, au prix d’une subvention occulte équivalant au loyer de 30 000 édifices religieux. Elle est une étape, importante mais dépassable, d’un processus de laïcisation de la société qui reste et restera toujours à refaire.

Il est assez vain de la séparer de ce qu’est devenue l’expression des droits fondamentaux de la personne humaine. Au contraire, et notamment pour les francs-maçons du Grand Orient de France, il est urgent de se saisir de l’ensemble de ces droits fondamentaux pour les défendre et les promouvoir. Non seulement la liberté de pratiquer un culte, mais les libertés d’expression, les libertés d’association et de manifestation, les libertés économiques et sociales, les droits des peuples et ceux des minorités, les droits des femmes et des enfants, etc. La laïcité n’est que l’expression juridique contingente d’une de ces libertés. Les autres ne nous concernent pas moins.

Mondialement, et en dépit de toutes les dictatures et de tous les crimes d’Etat au monde, le XXe siècle a vu un énorme progrès des idées de liberté et de solidarité. La Déclaration universelle des droits de l’homme, et la Convention européenne des droits de l’homme, sont approuvées par de nombreux pays, connus dans les autres, considérées comme un idéal à atteindre sur tous les continents. Si l’on aime les cocoricos, la France est connue et reconnue positivement comme la patrie des droits de l’homme, alors que la notion française de laïcité reste incompréhensible, voire intraduisible, chez de nombreux peuples. Pourtant, comme qui peut le plus peut le moins, la défense des droits de l’homme inclut et dépasse celle de la liberté religieuse.

La liberté religieuse n’est plus l’objectif unique, mais un des aspects de la liberté de conscience et de l’autonomie de chacun. L’objectif est de permettre l’acceptation et l’accueil inconditionnel des autres et de nous-mêmes dans la pluralité des individus et des groupes. Car la circulation mondiale des personnes est irréversible. La pluralité devient un principe.

Quant à continuer à se battre contre l’Eglise catholique… Aujourd’hui le paysage politique, religieux, social, est radicalement différent de celui de 1905. Un tiers des français ont une croyance religieuse. Ceux-là sont même très loin d’être tous pratiquants. L’Eglise catholique, pour et contre laquelle a été faite la loi de 1905, devient en France minoritaire, sinon mourante. Le nouveau paysage religieux et areligieux est majoritairement sécularisé. Les sans-religion deviennent progressivement majoritaires et le revendiquent, ce qui constitue un tournant. Ce mouvement s’inscrit dans un contexte où les difficultés sociales exaspèrent les tensions et minent la capacité de tolérance, ce qui ouvre les portes au simplisme, à la démagogie et au populisme. De gauche comme de droite.

Pour de petites minorités au contraire, on constate un retour vers la religion, notamment musulmane. Ce mouvement, à contresens du mouvement général de sécularisation, fait que des jeunes dont les ancêtres ont été musulmans sont plus nombreux que dans les générations précédentes à se convertir individuellement à l’Islam. De même les progrès des conversions évangélistes au sein des populations dont les ancêtres sont venus d’Afrique subsaharienne. Ces conversions de repli identitaire se tournent en particulier vers des formes de religion intégrales et intransigeantes qui aggravent leur marginalisation. Il s’agit notamment d’un islam en réaction aux attaques et ségrégations. L’intolérance s’accroit de la part des adeptes des religions en général vis à vis de la libre expression critique, humoristique à sujet religieux : ils refusent de devenir ce qu’ils sont désormais, des minorités.

Face à ces périls, on voit la résurgence d’une prétendue laïcité de combat, en fait un anticléricalisme communautarien républicain antireligieux. Le mouvement « Riposte laïque » en est l’exemple. Et il est urgent que les authentiques laïques, ceux qui promeuvent une liberté des consciences et des cultes, marquent leur différence au lieu d’entretenir la confusion avec ces militants d’une identité nationale fantasmée.

(Août 2020) Moins ressentis comme dangereux, nous assistons aussi au développement sans obstacle des élucubrations et charlatanismes "new age", et à l'invasion d'un bouddhisme de bazar. Dans les grandes surfaces commerciales, les statues de bouddhas sont partout en vente libre. Quelles oppositions ne susciteraient pas, aux mêmes lieux, des vierges de Lourdes ou des versets du Coran ? Aucune protestation de nos donneurs de leçons laïques. Pourtant, le bouddhisme est une religion comme les autres, avec son ontologie, sa sotériologie, ses églises, ses rites, et ses guerres saintes... Le sourire béat du bouddha effacerait-il tout esprit critique ?

Aujourd’hui, certains êtres humains définissent leur humanité à travers leur religion – et c’est leur droit. D’autres êtres humains au contraire sont incommodés par le seul mot de religion. Et la majorité est devenue aujourd’hui indifférente à ces querelles. Néanmoins tous ont à vivre ensemble et à coopérer.

La laïcité n’est pas un principe mort, enfermé et embaumé dans la naphtaline d’une loi étriquée caduque. Elle est l’inspiration ambitieuse des combats idéologiques et sociaux d’aujourd’hui, où les francs-maçons peuvent et doivent jouer le rôle correspondant à l’éthique exprimée par leurs symboles. L’arme la plus utile contre les superstitions et les intégrismes est la volonté que porte la franc-maçonnerie (avec d’autres) de connaître, de comprendre, de savoir, afin de penser et de juger. A nous de susciter ou de ressusciter cette passion intellectuelle, éthique et politique, qui est inscrite dans nos symboles mêmes, l’équerre et le compas, le niveau et la perpendiculaire, le soleil et la lune… A nous de travailler à la fraternité universelle, et de mettre de l’ordre dans le chaos.

L’apprentissage des principes inhérents à la laïcité est la voie d’une culture de paix civile. Mais ceci demande que la laïcité ne soit pas conçue comme une idéologie anticléricale ou intangible, mais comme un processus exigeant et multiforme d’agencement des individus et des groupes. C’est une conception laïque dynamique et inventive qui donnera une réponse démocratique aux principaux défis du XXIe siècle. Cela lui permettra d’apparaître réellement comme un principe fondamental du vivre-ensemble, dans des contextes où la pluralité des conceptions du monde ne doit pas apparaître comme une menace mais plutôt comme une véritable richesse.

 

Suite (cliquer sur le titre du chapitre choisi) :

5. L'Islam existe-t-il ?

6. Bibliographie et hyphographie

 

Imprimer E-mail