Le diable et son train
L'image des démons est en train de disparaître des discours catholiques. Elle a pourtant été longtemps essentielle.
Dans l'Oreille cassée, on trouve un épisode exceptionnel dans toutes les aventures de Tintin : la mort de deux personnages. Deux méchants passent par-dessus bord et se noient dans l'océan. Hergé les montre emportés vers l'enfer par des diablotins hilares. La vignette de l'Oreille cassée se situe parfaitement dans le catholicisme conservateur de son milieu et de son temps (Bruxelles, 1935) : les diables sont conformes à l'imagerie catholique en usage depuis le Moyen-âge. Mais, quand le magazine français « Coeurs vaillants » publie l'épisode (à partir de 1937), il censure la vignette des diables. Le magazine catholique la fait remplacer par une autre image, où Tintin invoque Dieu et sa miséricorde. Cette censure illustre un changement de point de vue (on dit maintenant un changement de paradigme, ça fait beucoup plus sérieux).
Cet épisode est exemplaire de la dernière métamorphose des démons. En deux images, Hergé illustre coup sur coup leur représentation la plus convenue depuis des siècles, puis leur effacement contemporain. Cette mutation s'est opérée en moins d'un siècle, pratiquement sous nos yeux. Elle conduit à s'interroger sur les évolutions précédentes : d'où viennent les représentations de démons, quelle a été leur place dans les expressions successives de la croyance catholique au cours des siècles ?
Intuitivement, il me semblait que les mutations des représentations diaboliques devaient coïncider à peu près avec les autres grandes mutations de la pensée chrétienne. J'aurais situé la première au temps de Saint Augustin, temps des premières définitions théologiques systématiques depuis Saint Paul ; la seconde aurait correspondu au tournant des douzième-treizième siècles, où le concile de Latran de 1215 redéfinit la théorie et surtour la pratique chrétiennes, avant que Saint Thomas d'Aquin produise sa Summa theologica ; j'aurais ensuite interrogé les définitions du concile de Trente pour savoir s'il a simplifié la démonologie comme l'hagiographie. En somme, je m'étais construit des hypothèses proches de mes conceptions préétablies (comme tout le monde, je suppose).
Eh bien, je n'ai trouvé qu'en partie confirmation de ces hypothèses. L'histoire de la démonologie ne me semble plus aussi simple. S'il y a bien des étapes, elles ne sont probablement pas des mutations soudaines. On va donc marquer des jalons, sans pour autant les considérer comme des tournants. Comme toujours, cet article est plus riche de questions que de certitudes.
Paradoxe ou esprit de contradiction ? En lisant Robert Muchembled, je pourrais y trouver confirmation de mes intuitions sur le tournant augustinien et le tournant du XIIe siècle. Il serait simple de m'en réjouir et de profiter de ce « biais de confirmation ». Pourtant, mes autres trouvailles me font douter de ce schéma trop simple. En outre, M. Muchembled ignore (ce n'est pas ce qui l'intéresse) la constance millénaire d'une conception hiérarchisée des démons. Cette hiérarchie me semble fondamentale pour la compréhension du monde diabolique. Par ailleurs, celui-ci ne peut sans risque être isolé de la hiérarchie parallèle des anges, ni de la multitude des saints qui l'ont subi et combattu. Il constitue sans équivoque, jusqu'au vingtième siècle, une part importante de la mythologie chrétienne, mais n'existe pas de façon indépendante.
Je dois être clair. Je ne suis plus catholique, de conviction ni de pratique. Je suis le plus souvent athée, agnostique dans mes bons jours. Je prône et je crois mettre en action une tolérance exigeante à l'égard des croyances légitimes de mes contemporains. Cette tolérance se heurte aux incohérences, aux contradictions, parfois aux manipulations. Un de mes collaborateurs me faisait remarquer autrefois que j'étais tolérant sur le fond, mais intolérant sur la forme. Vous en verrez l'expression dans bien des articles du site, par exemple sur l'islam. Ici, l'évolution de la démonologie catholique m'inspire une critique qui peut sembler sévère. Il ne faudrait pas prendre mes propos pour la nostalgie d'une religion disparue, une défense de l'intégrisme. Je n'ai bien sûr ni le droit, ni l'intention, de dire aux Chrétiens ce que doit être le christianisme. C'est de l'extérieur que je crois pouvoir constater que la théorie ne fonctionne plus dans le monde actuel, Je ne crois pas que ce soit en revenant à des dogmes obsolètes que le christianisme retrouvera du sens. Je suis plutôt heureux que l'Eglise ne cherche plus à régner par la terreur (malgré des témoignages du contraire). Je ne crois pas que la sainteté dont le monde contemporain a besoin soit à rechercher dans quelque dogmatisme que ce soit..
DEMONS DE L'ANCIEN TESTAMENT.
Les démons foisonnants et multiformes des peuples du Moyen-Orient antique sont repris par le peuple hébreu. Le Vocabulaire de Théologie Biblique (VTB) dit que l'Ancien Testament « utilise le folklore... », manière de doublement relativiser l'adhésion des Hébreux à ces croyances : le mot « utiliser » laisse entendre que c'est un choix volontaire, et le mot « folklore » les réduit à des contes areligieux peu consistants. Les termes sous-entendent que les Hébreux n'y croyaient pas. J'ai tendance à penser que le VTB n'est pas impartial, et, gêné par la place des démons babyloniens et perses dans les textes bibliques, les minimise faute de pouvoir les expulser. Je crois plus que probable que le peuple hébreu croyait à cette démonologie multiforme coexistant pacifiquement avec le Dieu unique dont les différents « génies », anges et démons confondus, sont des créations.
"Ses flèches sont aiguës" : Isaïe illustré à Joigny.
Le VTB est partial, mais érudit. On peut le suivre quand il évoque l'évolution de la démonologie hébraïque, notamment après l'exil. C'est évidemment un temps où la religion juive s'organise et s'apure. C'est le livre de Tobie qui est employé pour illustrer l'évolution. On pourrait juger que la référence à un seul livre, et un livre mineur, est peu probante. Mais il y a peu d'étapes avérées de l'évolution. Il faut faire avec ce qu'on a, De fait, ce n'est pas la diversité du monde démoniaque qui disparaît, c'est sa rivalité avec Dieu qui apparaît, ainsi que la différenciation du peuple angélique et du peuple diabolique, jusqu'alors confondus.
Je m'interroge sur un autre paragraphe du VTB, où il est indiqué que les esprits mauvais, les démons, deviennent à l'occasion des dieux auxquels les Hébreux faibles rendent un culte idolâtre. Ma question est : dans quelle mesure y a-t-il davantage divinisation des démons que démonisation des dieux ? Il ne me semble pas absurde de penser que la frontière entre ces deux catégories d'êtres surnaturels était poreuse dans les deux sens, et qu'elle l'a été longtemps (y compris dans le christianisme). Le VTB, du reste, attribue honnêtement cette dérive de signification aux traducteurs grecs de la Bible. Il s'agit donc bien d'un choix de mots par les théologiens plus que d'une évolution des croyances religieuses du peuple.
Le judaîsme « tardif » (pour ce que cela veut dire) systématiserait l'idée que les démons sont des anges déchus. Cela a le mérite d'intégrer enfin leur existence à un système monothéiste. Mais le VTB conclut tout de même que jusqu'à l'Apocalypse de Jean, dernier des livres du Nouveau Testament, « le langage utilisé pour représenter symboliquement l'action du Mal ici-bas connaît un développement considérable, sans jamais parvenir à une parfaite cohérence.» Ainsi le christianisme tardif (celui d'aujourd'hui) minimise-t-il encore la place des démons dans les croyances antiques, et veut décidément n'y voir que des symboles verbaux incohérents. Pourquoi ? Parce qu'il importe de démontrer que « tout a pris un sens dans la lumière du Christ. » Celui-ci marquerait le commencement de l'histoire digne de ce nom.
(Cette présentation moderne contribue à expliquer mes difficultés à retrouver les conceptions anciennes du diable : les livres de théologie ou d'histoire religieuse s'efforcent de démontrer les vérités de leur temps, et gomment, plus ou moins consciemment, les étapes obsolètes.)
HENOCH
Il faut citer le livre apocryphe d'Hénoch (ou Enoch, Henok...).
Hénoch est un des premiers patriarches de la Genèse, père de Mathusalem. Il fut assez saint pour que Dieu lui accordât de quitter la terre sans passer par la mort, privilège que n'ont reçu, à part lui, qu'Elie et la vierge Marie. De là la vénération dont il fut l'objet jusqu'au Moyen-âge (à droite sur une mosaïque romane à Cruas, une des plus belles églises romanes de France).
Les francs-maçons peuvent avoir entendu parler de lui par une tradition opérative où on lui attribuait l'écriture de toutes les connaissances du monde sur deux colonnes englouties par le Déluge et retrouvées par les bâtisseurs. On retrouve cette jolie élucubration zozotérique dans les Constitutions d'Anderson : « Il prédit la destruction de la Terre pour ses péchés, d'abord par l'eau, et plus tard par le feu ; aussi Enoch érigea deux grands piliers, l'un de pierre et l'autre de brique, où il grava l'abrégé des arts et des sciences, en particulier la géométrie et la maçonnerie. » Les francs-maçons, comme tout le monde, inventent leurs mythes fondateurs.
Le livre attribué à Hénoch est de datation incertaine, disons quelques siècles avant Jésus. Il est assez disparate. On y trouve : des prédictions apocalyptiques ; une cosmologie qui s'appuie sur une description astronomique de bonne qualité tout en expliquant les phénomènes météoriques (brouillard, arc-en-ciel, vent, etc) par l'intervention d'esprits : enfin une démonologie détaillée. C'est celle-ci qui nous intéresse ici, même s'il n'est pas certain qu'elle ait fait école. Citons-en le passage le plus explicite :
"Et voici les noms de ces anges, et tels sont leurs noms : le premier d’entre eux est Semyaza, le second Arstiqifa, le troisième Armên, le quatrième Kôkabel, le cinquième Touriel, le sixième Rumyal, le septième Daniel, le huitième Neqel, le neuvième Baraqiel, le dixième Azazel, le onzième Armaros, le douzième Bataryal, le treizième Basasaël, le quatorzième Hananel, le quinzième Touriel, le seizième Simapisiel, le dix-septième Yetariel, le dix-huitième Tumaël, le dix-neuvième Tariel, le vingtième Rumael, le vingt et unième Azazel.
Et ceux-ci sont les chefs de leurs anges, et les noms de leurs chefs de centaines, de leurs chefs de cinquantaines et de leurs chefs de dizaines. Le nom du premier est Yeqon : c’est celui qui séduisit tous les fils des anges et les fit descendre sur la terre, et il les séduisit par les filles des hommes. Le nom du second est Asbeel : celui-ci donna un mauvais conseil aux fils des anges : il les entraîna à souiller leur chair avec les filles des hommes. Le nom du troisième est Gadriel : c’est celui qui montra toutes les plaies de mort aux fils des hommes, c’est lui qui séduisit Ève, et c’est lui qui montra les plaies de mort aux fils des hommes, et le bouclier et la cuirasse et l’épée pour le combat, et tous les instruments de mort aux fils des hommes. De sa main ils sont sortis contre ceux qui habitent sur l’aride, depuis ce jour et jusque dans les siècles des siècles. Le nom du quatrième est Penemu’e : celui-ci montra aux fils des hommes l’amer et le doux, et il leur montra tous les secrets de leur sagesse (des anges). C’est lui qui apprit aux hommes à écrire avec l’eau de suie et le papyrus, et ils sont nombreux ceux qui ont erré à cause de cela depuis l’éternité jusqu’à l’éternité et jusqu’à ce jour. Car les hommes n’ont pas été mis au monde pour affirmer ainsi leur fidélité avec le calame et l’eau de suie. Car les hommes n’ont pas été créés autrement que les anges, (mais) pour demeurer justes et purs, et la mort qui corrompt tout ne les aurait pas atteints ; mais à cause de cette connaissance qui est la leur ils périssent, et à cause de cette puissance elle (la mort) me dévore. Le nom du cinquième est Kasdeya’e : c’est celui qui montra aux fils des hommes toutes les plaies mauvaises des esprits et des démons, et la plaie de l'embryon dans le sein pour qu’il tombe, et la plaie de la vie, la morsure du serpent et la plaie qui arrive à midi, le fils du serpent dont le nom est Taba’et."
Le livre d'Hénoch ne semble pas avoir eu une vraie postérité. A part la curieuse épitre de Jude, il est ignoré de la Bible, sauf en Ethiopie. où il sera redécouvert par les occidentaux aux temps modernes. Il est encore cité par Tertullien (mort en 220). L'épitre de Jude montre qu'au temps de Jésus, il pouvait encore faire partie de la culture générale théologique. Il n'est pas impossible que les propos de Jésus sur les démons soient imprégnés de cette culture. Bien des passages d'Hénoch préfigurent d'assez près des paroles de Jésus : les tourments infernaux, les malédictions aux riches, l'origine du Fils de l'homme... Retenons au moins sa présentation d'une hiérarchie quasiment militaire des armées démoniaques. Le peuple des diables n'est pas désordonné, quoi qu'on dise.
LES DEMONS DES PREMIERS SIECLES CHRETIENS
Si nous continuons de suivre le VTB, le Nouveau Testament serait un aboutissement et un départ. Il mettrait enfin de l'ordre dans la démonologie et l'expliquerait idéalement par la théologie du salut. Les épisodes où Jésus affronte Satan ou des démons prendraient un sens cohérent et définitif.
Cela reste à voir. Il y a dans les évangiles beucoup de différences de dénomination, et de mode d'action, des démons. Est-ce que les démons, les esprits impurs, le diable, le mauvais, Satan, Beelzeboul, sont synonymes ? Ceux qui expliquent les maladies sont-ils identiques à ceux qui possèdent les porcs ? Peut-être les noms propres s'appliquent-ils au même « prince des démons », mais qui peut le certifier ? En tout cas, tous les démonologues n'en jugeront pas ainsi. Dans les évangiles aussi, je soupçonne le VTB d'inteprétation partiale.
Il y a moins d'écarts dans les quelques descriptions de l'enfer. Les ténèbres où seront pleurs et grincements de dents peuvent être compatibles avec la géhenne dans le feu qui ne s'éteint pas, et les tortionnaires avec une peine éternelle. On verra tout de même que ces évocations de peines matérielles, subies tout logiquement par des corps ressuscités, trouvent mal leur place dans la théologie contemporaine, qui met tout cela en cohérence en le réduisant au plus petit commun dénominateur plus ou moins symbolique.
Vers le milieu du IIe siècle probablemennt, l'évangile de Judas contribue à montrer que la notion de démon est alors complexe, plurielle ou polysémique même : Judas, le disciple préféré de Jésus, s'y fait appeler par Jésus « le treizième démon ». Ce n'est pas pour indiquer son caractère maléfique, tout au contraire : le commentateur explique : il est un démon parce que sa vraie identité est spirituelle.
Deux risques d'anachronismes menacent l'historien d'aujourd'hui : d'une part, il convient de nous méfier de l'impression de confusion que nous donnent les évocations des démons, tant dans l'Ancien que dans le Nouveau Testaments. Il est bien possible que les contemporainss aient eu, du monde diabolique, une vision d'ensemble relevant de la tradition orale, vision complexe mais pas nécessairement incohérente.
D'autre part, rien ne nous autorise aujourd'hui à relativiser la solidité de leurs croyances, à les réduire à un vacabulaire symbolique inconsistant. Je rejoins ici le propos de Franz-J. Leenhardt (dans Analyse structurale et exégèse biblique) : Les contemporains du rédacteur croyaient à l'existence de démons de toutes sortes. Il n'éprouvaient aucun dépaysement en lisant cette histoire. Ils vivaient dans un monde que menaçait l'irruption de puissances maléfiques. Rapportons-nous aux propos de l'auteur de la première épître de Pierre, exhortant à veiller pour résister au diable, dont il est dit qu'il est "un lion rugissant qui rôde tout à l'entour, épiant qui il pourra dévorer". Adversaire rusé, dit l'épître aux Ephésiens, contre les initiatives insinuantes duquel il faut fourbir ces armes que détaillent longuement la première épître aux Thessaloniciens et l'épître aux Ephésiens. Nul n'ignore la large place que les épîtres pauliniennes font, à mainte reprise, à ces puissances mauvaises, les désignant de noms multiples dont l'écheveau embrouillé révèle la diversité des menaces, à défaut de nous éclairer sur leur nature. La jeune chrétienté avait hérité du judaïsme une angélologie et une démonologie très développées.
A la lecture des auteurs anciens, il me paraît de bonne hygiène intellectuelle de ne douter, ni de leur sincérité, ni de leur intelligence.
ET LES ANGES ?
Quittons un instant le côté obscur. Il est risqué de séparer l'histoire des diables de l'histoire des anges. Les uns n'existent pas sans les autres. Leurs origines babylonienne, perse, voire égytienne, sont identiques. Leur foisonnement l'est pendant longtemps. Les mythes qui les concernent sont liés. En revanche, les anges bénéficient depuis l'antiquité tardive d'un classement hiérarchique officiel qui va permettre d'en bloquer les dérives trop évidemment superstitieuses.
Depuis l'Ancien Testament, on nous présente des démons (ou les démons ?) comme des anges déchus. Il y a là une manière, me semble-t-il, d'esquiver le risque d'une conception du monde où le bien et le mal existent séparément depuis les origines. Ce serait contradictoire avec un dieu unique, tout-puissant, voire bon. Il faut que le mal soit le résultat du choix des créatures, et même une preuve de leur liberté. Ainsi peut-on judaïser, puis christianiser, des créatures d'origine orientale.
Anges déchus, donc. Mais cela oblige l'historien des démons à un passage par l'histoire des anges.
Je ne veux pas m'étendre sur ce sujet, que je n'évoque donc qu'aux temps du christianisme.
C'est le pseudo-Denys qui met en ordre, au Ve siècle, la pyramide hiérarchique des créatures angéliques qui avaient été avant lui citées par les écritures, dans une certaine confusion (y compris le livre d'Hénoch). Dans sa « Hiérarchie céleste », Denys distingue neuf chœurs angéliques, qui sont, de haut en bas : les séraphins, les chérubins, les trônes, les dominations, les vertus, les puissances, les principautés, les archanges et les anges.
Il est à noter que l'Eglise chrétienne d'occident a « dégommé » un archange, à l'époque mérovingienne. Ils étaient quatre jusqu'alors, ils ne sont restés que trois : Gabriel, Michel et Raphaël. Le quatrième, nommé Phanuel dans le livre d'Hénoch, mais le plus souvent Uriel, qu'est-il devenu ? Je m'interroge sur la procédure en vigueur dans l'Eglise pour décider du sort d'êtres considérés comme supérieurs.
Cette hiérarchie restera reconnue par les Eglises, notamment catholique, jusqu'à l'époque contemporaine. Elle semble aujourd'hui professée comme « vérité de foi » seulement dans les milieux traditionnalistes. Ils devraient bien réhabiliter Uriel, qui ne me semble pas avoir démérité.
SAINT AUGUSTIN
Saint Augustin produit la première théologie d'ensemble cohérente, et largement novatrice, depuis Saint Paul. Il faudra attendre Thomas d'Aquin pour faire plus monumental. De plus, Augustin est marqué par le manichéisme, et inspiré par le péché et la grâce, le mal et le bien. Il imprime au christianisme occidental une culpabilisation originelle. En particulier, c'est à lui qu'on doit (si l'on peut dire) la théorie de la transmission du péché originel par l'orgasme de la conception, orgasme qui est une manifestation démoniaque (voir Saint Bernard aux enfers). Dans le même mouvement, il fixe la doctrine sur Satan. Selon l'Histoire des dogmes dans l'antiquité chrétienne, de J. Tixeront, « En conséquence du péché d'Adam, et par la permission de Dieu, le genre humain tout entier a été soumis au démon. Or, il est arrivé que le démon a fait mourir celui-là même sur qui il n'avait aucun pouvoir, puisque Jésus était sans péché. Cet abus a été puni par le retrait de l'empire que le diable exerçait sur ceux qu'il avait jusqu'alors tenus captifs et qui croient en Jésus. » Il est loisible de trouver cette théologie un peu acrobatique.
Elle est complétée par des précisions sans ambiguïté sur l'enfer, « le feu, un feu réel et matériel qui torturera les damnés, hommes et démons, dans leur corps et dans leur esprit, ou, si l'on prétend que les démons n'ont pas de corps, qui les torturera dans leur être spirituel (…). Ces peines seront différentes suivant la culpabilité de chaque réprouuvé... » (idem) C'est le fondement de toutes ces pittoresques représentations de l'enfer où des démons spécifiques font subir des peines qui correspondent au péché de chaque damné. Quelques représentations de jugements derniers, au Moyen-âge et à la Renaissance, montrent ces démons affectés aux sept péchés capitaux. Je pense notamment au vitrail de Chaource.
Sur les démons au pluriel, je n'ai pas trouvé chez Saint Augustin autant que je ne m'y attendais. Il leur a tout de même consacré un traité, « de divinationis daemonum », pour expliquer l'efficacité du recours aux démons en matière de prédiction – en condamnant cet usage, ça va de soi.
« Telle est la nature des démons, que leur corps aérien jouit d’une sensibilité bien supérieure à celle des corps terrestres ; et que ce même corps aérien est doué d’une si grande facilité de mouvement, que sa rapidité non-seulement surpasse celle des hommes et des animaux sauvages, mais qu’elle remporte incomparablement sur le vol des oiseaux mêmes. Grâce à ces deux facultés inhérentes à ce corps aérien, c’est-à-dire, grâce à ces sens plus exquis et à ces mouvements plus rapides, ils savent avant nous bien des choses qu’ils prédisent ou révèlent, au grand étonnement des hommes, dont le sens tout terrestre est bien plus alourdi. Ajoutez que les démons, à la faveur de la durée si longue de leur vie toujours persévérante, ont acquis l’expérience des choses, bien plus que ne peuvent la posséder les humains dont la vie est si courte. Aidés de ces forces propres à la nature de leur corps aérien, les démons non-seulement prédisent plusieurs événements futurs, mais ils opèrent maintes œuvres merveilleuses. Et comme les humains sont incapables de telles prédictions et de telles opérations, il se voit des gens qui regardent les démons comme dignes d’être servis, et de recevoir même les honneurs divins ; et ces gens obéissent surtout à l’instigation de ce vice de la curiosité qui leur fait aimer un bonheur faux et terrestre et une supériorité mondaine. »
C'est ce qu'on trouve de mieux comme description physique des démons. Il y est évident que ceux-ci sont des créatures, dotées d'une personnalité propre, et non des symboles abstraits du mal qui est dans l'homme.
Comme on ne connaît pas de représentation diabolique dans ces époques reculées, rien ne permet de supposer qu'Augustin a modifié l'image mentale des démons. Je ne sais si d'autres avant lui ont théorisé la forme des démons. Mais lui appuie sa description de corps aériens d'une autorité sans précédent. Il me semble qu'il contribue à fixer le prototype du démon, tel qu'il dominera, à travers tout le Moyen-âge et les temps modernes, et jusqu'à Tintin.
LES DIABLES DANS L'ICONOGRAPHIE CHRETIENNE MEDIEVALE
Avec l'art roman, les démons débarquent en force dans la peinture et la sculpture occidentales. Enfin de belles images ! Est-ce à dire qu'ils n'existaient pas avant ? Evidemment non. Ce n'est pas parce que le démon n'apparaît pas dans l'art paléochrétien qu'il n'est pas présent dans l'imaginaire théologique du temps : le Christ lui-même n'apparaît qu'assez tard, dissimulé d'abord sous les traits du Bon Pasteur ou sous des formes aniconiques, le poisson ou le chrisme. Puis, de l'antiquité tardive et du haut Moyen-âge, il demeure si peu d'images qu'il est audacieux d'en tirer des conclusions.
Pourtant, il en existe assez pour permettre de contester la thèse de l'apparition de Satan au XIIe siècle. Dans le Jugement dernier entre Orient et Occident, ouvrage collectif sous la direction de Valentino Pace, je lis : "L'art paléochrétien ne connaissait pas le type iconographique du diable noir et monstrueux – à la fois anthropomorphe et zoomorphe -, lequel n'est apparu, semble-t-il, qu'aux alentours de 800, avant de s'imposer très rapidement à l'ensemble du monde chrétien." Et le livre cite et reproduit les enluminures du jugement dernier de l'évangéliaire de Bernulfe vers 830 (à Utrecht), celle dite du Beatus de Liebana (Espagne), copie datée de 1086 : on y voit déjà des démons noirs torturant les damnés. Encore plus significative, l'illustration du tétraévangile de Studion (Constantinople), de la seconde moitié du XIe siècle (BnF), montre deux diables parfaitement conformes au stéréotype postérieur : petits hommes noirs ailés et cornus. Et le livre de commenter : "Ces œuvres découlent apparemment d'un même prototype dont certains pensent qu'il fut créé avant la crise iconoclaste. Les quelques exemples conservés du Xe siècle montrent que la plupart des thèmes constitutifs de la formule classique avaient déjà été créés et associés au Jugement dernier, mais leur organisation n'avait manifestement pas été normalisée et, surtout, elle ne présentait pas la rigueur qui caractérise les œuvres postérieures. "
Satan ne sort pas du néant au XIIe siècle. Je m'incline devant le savoir de Robert Muchembled pour tout ce qui suit. Je demeure sceptique quand il choisit de dater des douzième-treizième siècles l'« apparition triomphante » de Satan. Cela correspondrait pourtant à mes hypothèses de départ. Mais mes recherches m'ont montré qu'il ne sort pas du néant ! Mettons-nous d'accord : il y a bel et bien une mutation du christianisme balisée par le concile de Latran, une mise en cohérence des théories et pratiques, une rationalisation même. Cette refondation n'épargne pas les figures diaboliques. L'Eglise triomphante utilise alors celles-ci plus systématiquement dans son emprise sociale totalitaire. Mais elle reprend bel et bien les conceptions antérieures, Ce sont les démons de Saint Augustin, me semble-t-il, qu'elle met en images peintes ou sculptées.
J'en prends pour signe les représentations orientales des démons. Le grand schisme a eu lieu, les dogmes et les pratiques de Latran ne touchent pas l'Empire byzantin. Pourtant, les représentations diaboliques y sont identiques. Voyez l''échelle allégorique de Saint Jean Climaque, icône de la fin du XIIe, au Mont Sinaï. Voyez les représentations infernales au musée de Sofia ou ailleurs. Les démons sont les mêmes qu'en occident.
Dès lors, les époques romane et gothique abondent de représentations diaboliques. L'époque romane est riche d'inventions. Les démons n'y sont pas encore stéréotypés. Ils ont des corps de forme globalement humaine, avec des visages grimaçants sinon toujours monstrueux. Cet anthropomorphisme est indispensable à l'idée d'une communication entre eux et nous. Ils nous ressemblent. Mais, le plus souvent affublés d'éléments animaux, ils révèlent par là leur statut moral inférieur : pieds fourchus ou griffus, cornes, ailes de chauve-souris, queue, peuvent nous rappeler notre propre animalité. Parfois, leur lubricité est mise en évidence par des visages secondaires mis à la place des organes sexuels.
Quand il est mis en couleur, le démon est le plus souvent noir, parfois rouge, rarement vert.
Les artistes les plus imaginatifs trouvent des variantes qui visent à terrrifier davantage. Car la peur de l'enfer est un ressort important de la prédication par l'image comme par la parole, un outil déterminant du contrôle social par l'Eglise d'une chrétienté unifiée.
Ces êtres se manifestent parfois comme tentateurs, plus souvent comme tortionnaires, dans les innombrables représentations de l'enfer, notamment dans les jugements derniers, qui sont un des thèmes dominants des arts roman et gothique. Le thème, incluant peu ou prou l'enfer, est venu du manichéisme. Sa première occurrence chrétienne connue date de Saint Augustin de Cantorbéry, au VIIe siècle. Les tympans des cathédrales et des abbayes, les vitraux, les peintures murales, le répètent dans toute la chrétienté, dans des compositions impressionnantes (à gauche, détail de celui de Memling).
Il n'y a pas de remise en question de la corporéité des démons, ni d'une topique matérielle de l'enfer. Anges et démons ne sont pas « surnaturels », de nature spirituelle ; ils font partie, pour longtemps encore, de la nature, comme le ciel du paradis est pensé au-dessus du ciel visible et en continuité avec lui. Naturellement, il faut faire la part de la soumission à l'autorité redoutable de l'Eglise, et rien n'assure que les astronomes et leurs vulgarisateurs croient à cet emplacement du paradis. Reste qu'il fait partie des idées communes. Il y a continuité entre la nature et la surnature. Le paradis est un espace supérieur, l'enfer un espace inférieur. Plus la connaissance de l'espace s'améliore, plus le paradis s'éloigne, mais il reste un lieu identifiable. L'enfer reste souterrain. Les souffrances infligées aux corps ressuscités restent matérielles, et relèvent des quatre éléments. Ce n'est pas nouveau. C'est en continuité avec les propos des évangiles et de l'Apocalypse, autorités qu'on ne saurait contester.
Une gravure du XVIIIe siècle présente les différentes conceptions de l'univers : celles de Ptolémée, de Copernic, de Tycho-Brahé,... Sur chaque système représenté, le paradis est situé au-dessus des cieux étoilés. Le système présenté comme celui de Ptolémée y situe même COELUM EMPIREUM HABITATULUM DEI ET OMNIUM ELECTORUM : ciel empyrée habitation de Dieu et de tous les élus (si je ne me trompe)!
Dans ce cadre impérieux, le concile de Trente marque-t-il, à son tour, une mutation ? Il ne me semble pas modifier sensiblement l'image des diables, donc probablement pas non plus leur représentation mentale. Certes, le catholicisme s'exalte, ou s'enfonce, dans le pathétique. Mais n'est-ce pas une tendance initiée par Saint Bernard, et amplifiée déjà par la « religion flamboyante » de « l'automne du Moyen-âge », si bellement décrite par Johan Huizinga et Jacques Chiffoleau ? Peut-être (mais je l'évoque avec prudence) le thème du diable tentateur prend-il alors le pas sur celui du diable tortionnaire de l'enfer, qui dominait évidemment au Moyen-âge. Cela correspond aux tendances d'une religion devenue plus individualiste (à droite, la tentation de Saint Antoine, musée de Dijon).
A côté de l'image dominante du démon, qui se fixe peu à peu, il existe de nombreuses exceptions. L'imagination est permise, pour donner des démons des images encore plus terrifiantes, encore plus obscènes. De grands artistes s'en donnent à cœur joie. Jérôme Bosch remporte la palme ! Cette diversité, pourtant, rend paradoxalement leur apparence savoureuse à l'oeil, au moins aussi drôle qu'effrayante. Comme dira Boileau, « Il n'est pas de serpent ni de monstre odieux / Qui par l'art imité ne puisse plaire aux yeux. » C'est à se demander si les démons ne sont pas qu'un prétexte pour que les artistes donnent libre cours à leur créativité, notamment dans les nombreuses « tentations de Saint Antoine ».
Et puis... N'y a-t-il pas, à toutes les époques, la démographie abondante des démons populaires ? D'abord ceux qu'on dit partis de Perse et de Mésopotamie et qui ont imprégné le peuple hébreu, puis ceux qui sont issus des métamorphoses de dieux païens, et en tout temps les esprits des bois, des sources ou des marais, qu'ils aient ou non été christianisés, ou pourchassés par les exorcistes... N'ont-ils pas toujours été intégrés à la vie du peuple chrétien, sinon étiquetés dans un catalogue démonologique officiel ? Et n'est-ce pas là qu'on les retrouverait éventuellement aujourd'hui, dans la mouvance écolo-new age ?
HISTOIRE DES DIABLES DEPUIS LE MOYEN-AGE
Il faut probablement distinguer la place des démons dans la théologie et les arts majeurs d'une part, et d'autre part dans les croyances et superstitions populaires. Dans ce cadre plus humble, mais sans doute partagé par la majorité du peuple chrétien, le diable n'a pas une apparence différente, mais il est associé à une multitude de croyances et de légendes qui durent jusqu'au XXe siècle. Relisez le travail de Frédérique sur les ponts et les dieux !
Pourtant, à partir du XIXe siècle, et, en somme, des débuts de la déchristianisation, les représentations diaboliques se transforment et se diversifient. Encore n'est-ce pas une transformation physique ! Le stéréotype demeure. Les diables restent noirs, cornus, ailés, fourchus... C'est leur usage artistique qui change, avec l'entrée en force de Satan en littérature.
Le diable y devient de l'ordre du fantastique, voire du comique. Il est un personnage de roman, de poésie, d'opéra, de cinéma. Il s'appelle Asmodée ou Méphistophélès. Cette floraison d'images démoniaques areligieuses n'est pas au cœur de mon propos : c'est l'évolution de la démonologie catholique qui m'intéresse. Je ne m'étendrai donc pas sur le diable en littérature ou cinéma depuis deux siècles et demi. Robert Muchembled en a fait l'inventaire, auquel je vous renvoie. Je n'aurai ni son érudition, ni sa profondeur d'analyse.
(Je me permets tout juste de lui signaler qu'il ne cite pas l'Oreille cassée, ni les Shadoks de Jacques Rouxel. Pourtant, de mémoire, « le Goulp était une sorte de trou dans lequel on entassait les shadoks qui n'avaient pas donné entière satisfaction. On l'appelait aussi enfer à cause que on y était enfermé ». Cette remarquable nouveauté étymologique est à retenir !)
Ce que je retiens de cette effervescence démoniaque, et M. Muchembled me renforce dans cette idée, c'est qu'elle est une sécularisation, une laïcisation du thème (image exemplaire à droite). On est dès lors en présence de deux évolutions parallèles de l'image du diable, voire trois si l'on compte à part les légendes populaires, qui ont aussi leur autonomie. Disons trois systèmes de représentation, de trois logiques distinctes. Et la question se pose de l'influence exercée par l'un ou l'autre de ces systèmes sur les deux autres. En particulier, la sécularisation du diable a-t-elle contribué à le déchristianiser ? Je ne prétends pas répondre à cette question. Je vais seulement évoquer deux jalons qui me semblent pouvoir être significatifs, Collin de Plancy et Léo Taxil. Chacun d'eux me semble illustrer à sa manière l'ambiguïté des positions catholiques au XIXe siècle, entre dogme incertain, prise de position politique antimoderne et démonologie populaire et zozotérique.
Jacques Collin, dit de Plancy (1794-1881), est un écrivain fécond en occultisme et démonologie. Son premier Dictionnaire infernal paraît en 1818. D'abord libre-penseur, il se convertit au catholicisme en 1841, et les éditions suivantes seront revêtues de plusieurs approbations épiscopales. Or, son dictionnaire est un fourre-tout où rien ne permet vraiment de déceler ce qui y serait occultismes condamnables et démonologie reconnue, car les notices ne le précisent pas toujours. Notamment, de nombreux démons sont cités par leur nom et décrits avec force détails. D'où viennent-ils ? De quelles sources, catholiques ou non ? La confusion règne à ce sujet. Même si Collin a trouvé des données ailleurs, il est évident qu'il les a sélectionnées et enrichies de sa propre inspiration, non moins évident que l'Eglise a cautionné ses élucubrations par son approbation épiscopale.
Nous voici donc en présence de la démonologie la plus complète et détaillée, à côté de laquelle Hénoch est ridiculement ignorant. Je vous renvoie au texte lui-même, hénaurme. Vous le trouverez sans peine sur Galllica. Un seul exemple, avec gravure, à gauche : le démon Abigor.
Gabriel Jogand, dit Léo Taxil (1854-1907), est d'abord un écrivain et éditeur grossièrement anticlérical, avec par exemple en 1881 Les amours de Pie IX et en 1884 une Vie de Jésus blasphématoire. Il est reçu maçon, en 1881 par la loge Le Temple des amis de l'honneur français (jeton 378 dans Les Métaux et la mémoire). Mais en 1885, il se prétend converti au catholicisme, et prend pour fonds de commerce l'anti-maçonnisme, dans lequel il s'engage avec fureur. C'est à partir de 1892 qu'il construit sa mystification suprême, « persuadant de nombreeux ecclésiastiques que le démon et ses acolytes apparaissent dans les loges dont ils sont les véritables dirigeants» (Encyclopédie de la franc-maçonnerie). Il dévoile sa supercherie en 1897, mais les milieux de la droite antirépublicaine, antimaçonnique et antisémite utiliseront longtemps ses calembredaines dans leur propagande, appelant après lui la franc-maçonnerie « synagogue de Satan ». Cette expression tirée de l'Apocalypse où elle qualifie des menteurs qui « usurpent la qualité de Juifs », reprise par Saint Bernard contre l'abbaye de Saint-Denis, devient synonyme de complot judéo-maçonnique. On pourrait rire de ces fariboles si elles n'avaient pas nourri la haine, la persécution et la mort.
Par ces deux exemples, on voit que l'Eglise, à la fin du XIXe siècle, affirme encore avec force et vigueur sa croyance aux démons, comme créatures agissant dans le monde. On est tout de même stupéfié de sa naïveté institutionnelle, qui lui fait accepter et même cautionner les pires aberrations. Comment s'étonner de la perte de crédibilité où elle s'enfonce ? En matière démonologique, cela contribue probablement surtout à ridiculiser les diables, et à les jeter aux poubelles des doctrines obsolètes. Mais cela libère aussi les artistes, les rêveurs, les déviants, pour de nouvelles utilisations du répertoire démoniaque. Désormais, tout est permis, tout et n'importe quoi, les mystifications, la littérature bonne ou mauvaise, les invocations démoniaques ludiques ou perverses.
M. Muchembled en inventorie de nombreuses occurrences littéraires ou cinématographiques. Bravo. J'ai parfois, à le lire, le sentiment qu'il passe un peu vite du mal au Mal, donc à Satan. Cela lui permet de trouver le diable chez Kafka ou chez Hitchkock. L'usage de la majuscule entraîne de ces abus. Dans la bande dessinée franco-belge, qu'il connaît bien, ses références sont plus fiables. Pourtant, je regrette l'absence d'Edgar P. Jacobs. Je démontre ailleurs l'omniprésence de la hiérarchie démoniaque dans les aventures de Blake et Mortimer. Cliquer ici.
L'OCCULTATION CONTEMPORAINE DES DIABLES PAR L'EGLISE
Et c'est de ce nouveau capharnaüm démonologique que l'Eglise doit se sortir au XXe siècle.
On a pu lire en 2017, dans l'Obs : "Le diable existe-t-il ? De toute évidence, le Vénézuélien Arturo Soza, à la tête de la compagnie de Jésus depuis octobre dernier, en doute. Il vient de déclarer dans une interview au journal madrilène "El Mundo" qu’il fallait considérer Satan comme un simple "symbole", une sorte de métaphore du mal qui est en chaque homme et non une créature, comme on l’enseigne pourtant dans le catéchisme universel. D’où l’émoi dans une partie de la cathosphère mondiale, horrifiée par cette rupture avec une tradition solidement établie et défendue par tous les papes, dont l'actuel pape François."
Le pseudo-sensationnel journalistique pourrait faire croire que ce scepticisme (bien jésuite) serait nouveau et original. Ce n'est pas le cas. Pour s'en convaincre, il suffit de se référer à l'article « démon » du site internet de l'Eglise catholique (où il n'y a pas d'article diable ni Satan) :
"Le mot désignait, dans la mythologie gréco-romaine, des puissances spirituelles intermédiaires entre les dieux et les hommes. Il a été repris par le vocabulaire chrétien, comme équivalent de Satan et de Diable. Satan ou l’accusateur, le Diable ou le diviseur. Ces deux termes caractérisant celui que la tradition chrétienne considère comme l’opposant à l’amour et à l’action de Dieu."
C'est tout. C'est peu. C'est timide. Toute la question se réduit à une ancienne affaire de vocabulaire. L'existence de créatures démoniaques n'est pas affirmée.
L'article « enfer » est plus disert, mais pas plus concret ni affirmatif :
"Du latin : infernus, ce qui est en dessous. Pour beaucoup de peuples et de religions antiques, c’est le lieu du séjour des défunts après leur mort. Pour les chrétiens, c’est la privation éternelle du bonheur qu’il y a à partager la vie de Dieu (peine du dam, d’où le mot damnation). Le Nouveau testament n’a pas de mot pour désigner l’enfer en tant que sort réservé aux pécheurs. C’est en recourant aux images en usage dans le judaïsme de son temps, que le Christ en évoque la réalité. Cet enseignement ne précise rien, tant sur la nature de ces souffrances que sur l’idée d’un lieu où elles seraient subies ; il met en garde chacun contre la possibilité effective d’un échec, à dimension éternelle, de sa vie. L’homme étant libre de refuser la plénitude de vie et de bonheur offerte par Dieu pour l’éternité."
L'article efface sans scrupule la vingtaine d'évocations de l'enfer par Jésus, qui le désigne bel et bien par des mots, et qui incluent, on l'a déjà vu, la nature des souffrances. Il y a là une censure ahurissante. Comme en ce qui concernait l'archange Uriel, je m'interroge sur la procédure qui, dans l'Eglise, permet de choisir les paroles de Jésus qui méritent d'être conservées ou oubliées. On comprend bien la notion. On comprend bien aussi que l'existence d'un enfer matériel, un lieu où les ressuscités des morts subiraient des supplices, puisse gêner aujourd'hui, en ces temps où la qualité dominante du dieu des Chrétiens, son essence même, est censée être l'amour. Il pourrait bien y avoir contradiction.
Dans ma jeunesse bien sage, j'ai entendu maintes fois dire par des prêtres « l'enfer existe mais il n'y a personne dedans », et inversement « la plus grande réussite du diable est de faire croire qu'il n'existe pas » (cette idée serait de Baudelaire). La tendance « progressiste » et la tendance « conservatrice ».Tout cela est bien humain - au sens de médiocre.
En somme, on dirait bien que l'Eglise catholique elle-même fait sienne cette opinion exprimée par Joseph Conrad : « Il n'est pas nécessaire de s'imaginer que l'existence du mal est due à une source surnaturelle. Les hommes sont par eux-mêmes capables de toutes les atrocités. »
(Je fais une parenthèse étymologique amusante : en réduisant le diable à une existence symbolique, diabolum = ce qui sépare, devient symbolum = ce qui réunit.)
La pensée chrétienne évolue, qu'on s'en plaigne, qu'on s'en réjouisse, qu'on s'y résigne ou qu'on s'en fiche. Il est libre à chacun d'y voir un progrès, une régression, ou une adaptation à l'époque. Quoi qu'il en soit, nous assistons depuis un demi-siècle à une mutation sans équivalent antérieur. La sociologue Danielle Hervieu-Léger (que j'ai notamment eue comme professeur à l'Institut catholique de Paris il y a cinquante ans) diagnostique « la fin d'un monde ». Parmi les symptomes, elle donne une analyse argumentée du changement de motivation de la vocation sacerdotale : les nouveaux prêtres mettent en avant la recherche de leur épanouissement personnel avant la mise au service de Dieu ou de l'Eglise. Autres symptomes : que la messe se fasse en direction des fidèles et non en direction de Dieu, ou qu'un pape se sente le droit et le devoir de démissionner, au lieu de se croire investi d'une désignation divine à vie (Elisabeth II a mieux respecté la théorie du droit divin).
Dans ce contexte, la loi de 1905, qui contraint les pouvoirs publics à accorder à l'Eglise catholique une subvention occulte équivalant au loyer et à l'entretien de 40 000 édifices cultuels, apparaît moins comme une concession de la laïcité que comme une aide à l'animation des dits édifices. Un peu comme les écomusées vivants qui mettent en scène un monde rural disparu, ou les réserves indiennes ou africaines vendant aux autocars de touristes des danses tribales dépourvues désormais de signification. La géographe Sylvie Brunel a inventé pour ces phénomènes sociaux l'expression de « disneylandisation du monde ».
Le diable peut être évoqué par les poètes, les romanciers, les cinéastes. Il peut être une figure purement imaginaire, fantastique, pittoresque, voire comique. Il peut être une allégorie à visée moralisatrice ou l'inspiration de sectes malfaisantes. Allégorie de la tentation, allégorie d'une déchéance. Dans de nombreux cas, on cherche en vain s'il est associé à une pensée théologique. On se doute même que l'auteur qui y a recours n'y croit pas. La présence du diable n'est pas associée à une pensée religieuse, ni même à ses contre-pouvoirs divins ou angéliques. Mais n'est-ce pas l'abandon du diable par l'Eglise qui le libère pour des utilisations a-religieuses ? Ceux qui se font encore peur avec le diable ne peuvent plus trop compter sur l'Eglise pour les rassurer.
Peut-être, ici aussi, ne suis-je pas en phase avec toute l'analyse de Robert Muchembled. Son diagnostic de la laïcisation du diable est magistrale. Toutefois, je n'ai pas le sentiment qu'en général ceux qui se réfèrent au diable croient eux-mêmes au mythe. J'entends bien son diagnostic des utilisations sectaires, mais sont-elles significatives de notre époque, ou seulement de contre-courants mineurs, voire résiduels, dans la marche de l'histoire ? Faute d'étude sociologique quantitative, il n'est pas possible d'avoir une certitude. Mon sentiment est tout de même que les petites dévotions sataniques dispersées ont bien souvent un caractère ludique (même s'il y a des jeux dangereux). Le diable ne fait plus peur à grand monde, une fois fini le film d'épouvante. Il me semble réduit aux soins de réanimation, voire palliatifs. Le discours de l'Eglise, qui le définit comme symbole, le prive en fait de toute réalité. Et sans l'Eglise, à quel diable se vouer ?
Il me semble remarquable que les figures de diables conservent encore au XXe siècle, et même dans le cinéma, leur vieux caractère hiérarchisé. J'en prends à témoin la belle invocation de Méphisto dans "La beauté du diable" de René Clair (1950) : O grand Lucifer, inspire moi ! Je ne suis qu'un démon de deuxième classe... Mon père déclamait cette tirade en imitant à la perfection Michel Simon. On trouve un parallèle avec la hiérarchie angélique dans "La vie est belle" de Frank Capra (1946), où c'est un ange du bas de la hiérarchie qui cherche l'avancement qui lui vaudra enfin des ailes... Il est vrai que c'est en Amérique.
La doctrine des diables participe de la théologie de l'époque. Elle est aussi l'image des superstitions populaires de son temps. Les deux s'interpénètrent à l'évidence. Laquelle est première ? Les théologiens ne sont pas en-dehors de la société qui leur est contemporaine. Si l'Eglise renonce à utiliser le ou les démons dans sa catéchèse, c'est qu'elle est consciente que ça ne fonctionne plus. Et, en sens inverse, si les paroissiens sont influencés par le discours du curé, ils ne peuvent qu'être tentés (sic) de préférer un dieu de miséricorde à un dieu justicier. C'est, encore, un peu plus séduisant que la peur de l'enfer. C'est comme ça que la résurrection devient un thème publicitaire. 2000 ans de péché et de jugement, ce serait moins vendeur.
Quand le marketing est un apostolat.
Dans le rituel du baptême, on demande au catéchumène ou à ses représentants de renoncer à Satan. Ce qu'ils peuvent faire d'autant plus volontiers aujourd'hui que l'Eglise elle-même renonce à sa réalité.
CONCLURE, PROVISOIREMENT.
Jésus, homme de son temps, partageait les croyances de son temps. Pas celles du catéchisme actuel. Cela ne peut étonner les incroyants. Quant aux croyants, ils disposent de divers mécanismes intellectuels pour expliquer cet écart. Ce ne sont pas des mécanismes malhonnêtes, ils relèvent d'interprétations sémantiques ou sociologiques légitimes. Mais ils conduisent à un questionnement incontournable : la théologie connaît-elle un progrès ?
Si ma mémoire est bonne, c'est Michel Leiris qui considérait la théologie comme une branche spécialisée des mathématiques (ou est-ce Roger Caillois?). Avec une telle définition, on peut admettre que les dogmes évoluent, comme les sciences, par à-coups. Par progrès successifs vers la vérité. Que la théologie est réfutable, à défaut d'être démontrable.
La démonologie illustre à merveille ce paradoxe : elle est partie de superstitions qu'on ne peut que reconnaître aujourd'hui comme telles. Dans le cadre chrétien, elle a acquis une respectabilité. Elle a été théorisée. Elle a revêtu une cohérence, puis une autre... Aujourd'hui, elle rencontre un scepticisme assez général pour être même relayé au niveau institutionnel de l'Eglise. Certes, on peut croire que l'inspiration divine a amené les humains à découvrir peu à peu les vérités surnaturelles. L'esprit saint agirait continuellement. Mais on peut aussi considérer que l'évolution des savoirs humains amène siècle après siècle à faire litière des superstitions de plus en plus dévalorisées.
De fait, il y a de moins en moins de vérités surnaturelles. Le thème du désenchantement du monde, diagnostiqué par Max Weber et développé par Marcel Gauchet, trouve ici aussi une illustration.
La démonologie du catéchisme actuel n'est qu'une étape. Elle glisse elle-même doucement dans les croyances du passé. Diable !
BIBLIOGRAPHIE
- Bible. Evidemment, le mieux est de la lire entièrement, mais pour le sujet qui nous intéresse, vous pouvez vous contenter de Tobie, les évangiles, l'épitre de Jude, l'Apocalypse.
- Augustin (Saint), De divinationis daemonum. Rigolo.
- Tixeront (J.), Histoire des dogmes dans l'antiquité chrétienne, 3 volumes, Gabalda, Paris, 1911 (nombreuses rééditions).
- Collin de Plancy (Jacques), Dictionnaire infernal, 6e édition, Plon, Paris, 1863 (consultable sur Gallica). Délirant.
- Encyclopédie de la franc-maçonnerie, sous la direction d'Eric Saunier, la Pochothèque, Librairie générale française, 2000, Référence.
- Muchembled (Robert), Une histoire du diable, Points histoire, Seuil, 2000. Excellent, même si je me permets de critiquer quelques détails pour prétendre à l'originalité de mon propos. Manque cruellement d'illustrations.
- Vocabulaire de théologie biblique, sous la direction de Xavier Léon-Dufour, 2e édition révisée et augmentée, Cerf, Paris, 1970, Référence.
- Brunel (Sylvie), La Planète disneylandisée. Chroniques d'un tour du monde, Éditions Sciences humaines, 2006 ; nouvelle édition enrichie en 2012.
- Hervieu-Léger (Danièle), Catholicisme, la fin d'un monde, Paris, Bayard, 2003. Et ses autres ouvrages.
- Giorgi (Rosa), Anges et démons, Guide des arts, Hazan, Paris, 2004. De belles images !
- Le Jugement dernier entre Orient et Occident, sous la direction de Valentino Pace, Cerf, Paris, 2007. Beaucoup d'images aussi, texte utile.
- Barthes(Roland) et al.: Analyse structurale et exégèse biblique, Delachaux et Niestlé, Neuchâtel, 1971.