MARC  LABOURET

Prologue

Retour aux sources 

Fable

(illustrations de Turia1)

 

    A l’abri dans leur refuge de fortune, les enfants regardaient le rideau de pluie que le ciel d’automne déversait devant leurs yeux.leg turia1 L’un d’eux avait sorti miraculeusement des noix, et les avait distribuées à chacun de ses amis. Tous avaient mangé le fruit, extrait minutieusement.

    L’idée était de transformer les demi-coquilles en barques. Certains avaient même poussé le génie en confectionnant à leur frêle embarcation un mât, avec une feuille transpercée d’une brindille. A présent, ils regardaient avec gourmandise l’eau qui ruisselait sur le chemin de terre faisant face à leur cabane. Quand le ciel serait plus clément, les navires seraient mis à l’eau, et la course commencerait.leg turia3

    Après la pluie, le beau temps !

    Les embarcations étaient maintenant toutes au départ. Ils avaient choisi le point le plus haut où coulait l’improvisée rivière qui mordait la terre.

    Parties toutes ensemble, le résultat était des plus disparates. Celle-ci se retrouvait échouée sur un banc de sable que le courant n’avait pas encore rongé ; celle-là avait filé tout droit sur l’île formée entre deux bras d’eau ; ou encore, cette autre avait réussi à passer là où l’eau était la plus profonde mais se dirigeait dangereusement vers une sorte de gué, qui bientôt l’ensablerait. leg turia2Les enfants avaient beau pousser de hauts cris d’encouragement, sauter sur place, courir en dévalant la pente du chemin pour suivre leurs chefs d’œuvre, le résultat était plutôt pitoyable. Il fallut se rendre à l’évidence, la petite flotte était perdue !

    Mais les enfants ont le cœur trop grand pour se décourager. L’un d’eux avait stoppé net sa course. Il regardait d’un air curieux un gros scarabée, qui semblait en difficulté au bord de cette eau bouillonnante. Il fut vite rejoint par ses camarades, intrigués de le voir accroupi là. Tous changèrent bientôt d’intérêt et laissèrent leurs décevants navires pour l’observation du coléoptère. Bon nombre d’interprétations furent débattues, pour deviner les prétentions de l’insecte. Puis, ils tombèrent tous d’accord : l’insecte avait une famille, et se trouvait dans l’impossibilité de traverser pour la rejoindre. Ce scarabée était un bousier, sa lourde charge se trouvait abandonnée sur le bord de l’eau. Ils en conclurent que c’était peut-être là un commerçant qui devait travailler dur, pour nourrir ses enfants. Il fallait donc, au plus vite, lui venir en aide.

   leg turia4Là où se trouvait leur nouvel ami, on pouvait voir une sorte de gué, mais le courant était trop fort et il serait dangereux de traverser. L’un d’eux proposa de construire un bac, à l’aide de son pitoyable bateau qui s’était échoué sur un banc de sable, ainsi, ses efforts à lui n’auraient pas été totalement vains. Ses camarades trouvèrent injuste que ce fût le sien, plutôt qu’un autre, qui sauverait l’infortuné insecte. Il fut convenu que construire un pont serait une œuvre collective, et plus utile, car ainsi, d’autres passants pourraient l’emprunter. Il fallait à présent déterminer où construire l’édifice, et quel serait le rôle de chacun. L’un d’eux fut élu Maître d’œuvre. Il commença par distribuer les tâches et déterminer quels matériaux feraient usage. Le pont serait en bois. Des petites branches furent amenées. Ils les plantèrent en deux rangées parallèles, sur la largeur du lit du petit torrent. Mais bien vite, l’eau emporta le fragile édifice tout juste terminé. L’un d’eux proposa de rapporter du sable et de consolider le gué.

  leg turia5 Aussitôt dit, aussitôt fait ! Mais cela modifia le cours d’eau, qui bientôt menaça leur nouvel ami resté contemplatif sur la berge. Ils durent promptement remédier au sauvetage de l’insecte. Ils décidèrent de construire des berges plus solides, avec l’apport de cailloux plus gros,afin de canaliser le courant. Après ces deux tentatives avortées, ils étudièrent avec plus d’intérêt la possibilité de construire un pont plus solide. Plus haut, le cours d’eau n’avait pas réussi à déplacer un gros caillou, ils en conclurent que c’était là une solution au problème. Il faudrait trouver de plus gros cailloux, les disposer en ligne dans la largeur du lit du petit torrent et les recouvrir d’une planche, ainsi, le pont serait plus solide. Ils se mirent donc en quête de plus gros cailloux qu’ils placèrent dans le lit du torrent. Comme ils n’en avaient pas assez de même hauteur, ils décidèrent d’utiliser la petite île comme intermédiaire. Ils firent deux petits ponts reliant l’îlot de chaque côté des rives. Le résultat était magnifique !… L’eau s’écoulait en contournant les gros cailloux, sans les déplacer. La planchette installée, finissait divinement l’édifice. Très fiers de leur chef d'œuvre, et de leur mission menée au bout, ils attendaient que ‘’maître bousier’’ l'emprunte …

   Mais bien vite les enfants durent se rendre à l’évidence : le pont était, certes, très beau, mais pour que l’insecte puisse l’utiliser et faire traverser son fardeau, il manquait deux choses importantes :
1: une rampe, qui donne accès au pont depuis les berges.
2 : des rambardes, pour que le précieux colis du coléoptère ne finisse pas à l’eau.

   Forts de leur expérience nouvelle, ils consolidèrent les berges avec des cailloux de moyenne grosseur qu’ils placèrent vers les futures entrées des deux ponts. Ils posèrent des planches suffisamment longues pour qu’elles prennent appui assez loin des bords de l’eau d’un côté, et de l’autre atteignent les ponts. Plus la rampe serait longue, plus la pente serait douce, cela demanderait moins d’effort à fournir pour la traversée de leur ami poussant sa charge. La rambarde fut confectionnée avec des brindilles que l’un deux avait tressées entre elles, afin de rendre plus sûr le passage.leg turia6

 L’édifice était en tous points parfait… Une des coquilles de noix qui, on ne sait trop comment, avait repris sa course, réussit même à passer entre deux des gros cailloux qui étaient dans le lit de la petite rivière. L’écartement était donc suffisant pour qu’elle continue son chemin. Les yeux écarquillés et rieurs, les enfants étaient au comble du bonheur. Ils encouragèrent ‘’Maître bousier ‘’ à traverser. Ils déposèrent d’abord son colis à l’entrée du pont, puis ils installèrent leur ami dans l’axe de celui-ci. Bientôt ils purent constater que tous leurs efforts étaient récompensés. En effet, le scarabée se mit à pousser son fardeau sur la rampe. Guidé par les deux rambardes de chaque côté, il ne risquait pas de tomber. De plus, la pente douce semblait convenir parfaitement à l’insecte. Bientôt il traverserait l'îlot et emprunterait le second pont. Grâce leurs efforts à tous, il pourrait enfin rentrer chez lui et s’occuper de sa famille.

 

Ce fabliau est intemporel et ne dit pas si le ‘’Maitre d’œuvre’’ est le Petit Benoit, dont nous vous conterons l’histoire dans un des chapitres de ce propos.

Nos compétences en ingénierie hydraulique étant des plus inexistantes, et parfaitement consciente de notre hermétique propension aux mathématiques, nous avons voulu toutefois vous faire partager notre admiration concernant ces édifices, qui rendent bucoliques nos promenades au bord de l’eau et en facilitent le passage. Nous cherchons à rendre hommage aux hommes qui ont fait les prouesses d’allier élégance et bien commun. Nous ne parlerons que très peu de technique, mais nous ferons un voyage à travers le temps, l’histoire, les mythes, les symboles, les légendes et faits divers. Notre propos ne parlera que des édifices construits sur des rivières, des fleuves et des torrents. Nous ne parlerons pas des ponts de chemins de fer, des aqueducs, des viaducs qui, à eux seul, réclameraient un article complet. Nous ne ferons pas non plus l’inventaire de tous les ponts, mais nous essaierons de vous permettre de porter un nouveau regard sur l’architecture hydraulique. Peut-être que tout comme nous, vous aurez un coup de cœur particulier pour ces édifices. Ils font partie du paysage. Ils nous sont si utiles dans notre quotidien que nous avons fini par oublier qu’ils nous racontent aussi, une histoire. Voire des histoires, qui vous feront peut-être sourire.

 

La genèse

 

Rus, ruisseaux, torrents, rivières et fleuves, ont souvent un pouvoir captivant.

Univers parallèle habité, l'eau remplace l'air, donne la vie, inspire depuis la nuit des temps respect et crainte, mus par l'inconscient qui nous relie à notre vie intra-utérine. 

Dans la pensée populaire des anciens, chaque cours d’eau était habité, ou était lui-même un génie, un dieu, une déesse, ayant une personnalité propre. Epoques de superstitions où la science cartésienne n'avait pas encore ses droits. Quelques graveurs et sculpteurs représenteront leur majesté sous forme de divinités anthropomorphiques, surveillant une urne d’où s'écoulent les ondes claires portant leur nom.

briare a
Encore au XIXe siècle, on personnifie les cours d'eau :
sur ce jeton du Canal de Briare, on voit la Loire à gauche, la Seine à droite,
déversant leurs ondes, et au milieu, les réunissant , le canal de Briare
(photo iNumis ; remerciements à M. S. Sombart).

Comme dans toutes les religions, ces divinités rythmaient la vie humaine. Des rituels sacrificiels, animaux, humains ou votifs, leur étaient destinés. Les cours d'eau pouvaient être visités pour guérir ou jeter un sort. On a retrouvé aux sources de certaines rivières, des ex-votos très explicites. Le musée archéologique de Dijon en détient une très belle collection. Ils représentent un ennemi, un organe ou un membre malade, petite précision pour la divinité sur le souhait à exaucer. Au lac de Neuchâtel (Suisse) à l’embouchure de la Thièle, a été découvert, en 1857, un site protohistorique majeur. Les historiens et archéologues donneront son nom, "LA TÈNE", au deuxième âge du fer. Sur ce site, il est supputé qu’un long ponton de bois fut construit sur les eaux, promontoire sacré, permettant une cérémonie d’offrandes d’armes et armures.

Dans les grands classiques de la littérature, les héros s’adressent aux fleuves et rivières. Agamemnon les invoque en tant que grandes divinités. Dans l’Iliade, le fleuve Scamandre force Achille à reculer. Lucullus sacrifie un magnifique taureau à l’Euphrate etc…

Depuis l'Antiquité on se rend à des thermes pour prendre les eaux , on visite les sources, on y jette des pièces et l'on baptise avec de l'eau sacrée…

Si l’eau sert notre quotidien, elle nous réserve aussi autant de bontés que de malheurs.

Il fut des temps où l’homme essayait de vivre en symbiose avec son environnement. Il était conscient de la supériorité de la nature et devait faire avec. Il inventa les croyances pour régir et rythmer sa vie. Nommer une chose que l'on craint peut nous faire espérer un éventuel dialogue. Les dieux furent créés, et les hommes essayèrent de leur plaire en les intégrant à leur quotidien. On peut comprendre la fascination de nos ancêtres pour les cours d’eau. Les saisons, plus marquées qu’aujourd’hui, apportaient leurs lots de désolations avec d'importantes crues, débâcles de glaces, et sécheresses. Vivre près d’une rivière, un fleuve, un torrent, c’était prospérer, mais parfois mourir. On pouvait compter avec ses bienfaits de guérisons, de protections, et alimentaires, mais ne pas être dupe de ses caprices. Le poète grec Hésiode2, nous dit Paul Sébillot3, avait écrit dans son livre « les travaux et les jours », ces recommandations : « Ne franchis jamais à pied le courant des fleuves intarissables, avant d’avoir prié et lavé tes mains dans ses ondes transparentes de blancheur. L’impie qui traverse un fleuve sans purifier ses mains provoque la colère des Dieux et s’attire des malheurs dans l’avenir... On ne doit pas uriner dans le courant des fleuves qui se dirigent vers la mer, pas plus que se soulager. » Chez les Perses, il était défendu de cracher dans une rivière, pour les Suisses Allemands c’est cracher aux yeux du Bon-Dieu, et pour les Bretons c’est faire de l’eau bénite pour le Diable.

Superstition !!!

paysage avec madelaine repentante dijon

Détail du "Paysage avec Madeleine repentante", anonyme XVIe siècle; musée de Dijon.

 

L’archéologie subaquatique démontre qu’au moins depuis le néolithique, l’homme, vivant au bord de l’eau, avait su adapter ses besoins à son environnement, notamment pour sa sécurité. Ainsi, il est prouvé qu’il construisait non seulement des bateaux, mais aussi des villages sur pilotis, avec passerelles et pontons. L'habitat sur une île ou presqu'île, comme à Paris, à Besançon et bien d’autres lieux, remplissait les mêmes fonctions. Toutes ces constructions étant en bois, c’est cette nouvelle discipline archéologique qui nous nourrit aujourd’hui d’informations.

L’homme marque notamment son évolution par un besoin d’échanges commerciaux. Pour ce faire, il établit des routes terrestres, utilise les cours d'eau pour se déplacer et porter de lourdes charges. Quelques géographes Grecs, comme Strabon4, racontent le territoire celtique avant la domination romaine. Ils nous font part des mœurs autochtones et concluent que certains membres de tribus se déplaçaient, pour le commerce, de village en village. Chacune de ces tribus ayant sa spécialité, il fallait donc bien des routes et des ponts pour se rendre dans certaines localités.

Cette entrée en matière doit nous permettre de mieux comprendre l’importance, mais aussi la symbolique des ponts. Tout au long de notre histoire, vous constaterez que ces édifices sont marqués de l'empreinte des hommes et de leurs croyances mystiques ou scientifiques.

 

(Suite : D'arche en arche, l'histoire des ponts. Cliquer ici)

(Puis vous pourrez approfondir avec :

1) Turia : petite-fille de l'auteure, 10 ans. A déjà publié dans "L'art macabre dans l'Yonne".

2) Hésiode poète grec du VIIIe siècle avant notre ère ; "Celui qui se fait la voie"

3) Paul Sébillot , ethnologue, écrivain, peintre, né à Matignon (Côtes-d'Armor) en 1843, mort en 1918.

4) Strabon, géographe, historien, né à Amasée, ou Amasya, dans le Pont (Turquie), vers 60 avant notre ère, mort autour de l'an 20 après JC.

 

 

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