MARC  LABOURET

Les quatre éléments

Eléments d'une épistémologie ?

Depuis que je suis maçon, j'ai planché soixante-seize fois (sauf omission). Ce n'est peut-être pas un record, mais ce serait assez pour remplir un site comme celui-ci si je le pensais utile. Ce n'est pas le cas. Le travail du maçon passe par la réflexion personnelle, et les planches des autres y nuisent. Je crois que les sites et livres qui publient des planches, voire qui en enseignent les méthodes, sont antimaçonniques au moins autant que la violation des autres secrets.

   Je fais ici une exception. Cet article a été d'abord prononcé en loge au solstice d'été 2018. A tort ou à raison, son sujet me semble compléter mes autres articles et ouvrages et préciser utilement la philosophie qui anime mon travail. 

 

   Le rituel de réception en franc-maçonnerie se construit peu à peu en France entre le milieu du XVIIIe siècle et le milieu du XIXe. La motivation de ces inventions est absente de la franc-maçonnerie britannique, où il n’y a pas d’épreuves. Elle vient d’une volonté de se référer à des rituels antiques supposés, en fait inventés. Un cabinet de réflexion apparaît probablement dès les années 1750, les trois voyages dans les années 1770. Ils sont associés aux quatre éléments vers 1780. Quand le Rite écossais ancien accepté débarque en France, il ignore évidemment ce cérémonial purement français. Puis il en subit peu à peu la contamination. En 1829, il a intégré les trois voyages, dont le dernier se fait « à travers les flammes ». Aujourd’hui, toutes obédiences confondues, les deux systèmes de rites qui se partagent la grande majorité des loges symboliques de France pratiquent à peu près le même rituel de réception des nouveaux entrants. L’épreuve par les quatre éléments en constitue l’ossature fondamentale.

Ce qu’ils ont en commun, ce qui leur est demandé dans l’initiation, c’est un rôle purificateur, purificateur parce qu’il est dangereux. Les quatre éléments sont tous tout à la fois destructeurs et fécondants. Ils présentent au subconscient, et parfois à l’expérience concrète, la mort et la vie. Et nous savons que toute épreuve est initiatrice, guerre, maladie, deuil, voyage aventureux, épreuve sportive, création artistique où l’homme engage tout son être. Et qu’il n’y a d’initiation, dès l’instant de la réception mais surtout dans la durée du parcours maçonnique, que s’il y a mise en danger. Prise de risque. Remise en question.


Arcimboldo elements terre 2Arcimboldo : la terre.


Ils ne sont pas un archétype éternel ni universel. Les chinois, les indiens, les manichéens, probablement d’autres, usent d’autres distinctions - ou d’aucune. En occident donc, ce sont d’abord les philosophes présocratiques qui ont imaginé une essence première en toute chose. Thalès, le premier, choisissait l'eau, Héraclite le feu, Anaximène l'air. Peut-être influencé par les zoroastriens, Empédocle, au début du Ve siècle avant notre ère, pour mettre de l'ordre dans tout ça, considère que les quatre éléments réunis composent l'univers. Précisons, c'est important, que selon Empédocle, il y a une force qui unit entre eux les éléments et une force qui les sépare : l’amour et la haine. Ajoutons pour la beauté du geste que selon la légende, Empédocle se donna la mort en se jetant dans la lave de l’Etna, feu à la fois liquide et tellurique réunissant luxueusement trois éléments sur quatre.

Aristote y ajoute la notion de quatre qualités élémentales, le chaud, le froid, le sec et l’humide. Leurs combinaisons deux par deux donnent les quatre éléments : le feu est chaud et sec ; l'air est chaud et humide ; l'eau est froide et humide ; enfin, la terre est froide et sèche. Il ajoute aussi l’éther, élément interstellaire puisque la nature avait à l’époque horreur du vide. De nos jours, elle ne s’étonne plus de rien.

Au moyen-âge, l'alchimie arabe adjoint aux éléments une autre catégorie : les principes. Ceux-ci sont au nombre de deux : le Mercure (passif, froid, malléable, volatil, donc féminin - on ne rit pas), et le Soufre (actif, chaud, dur, donc masculin - je ne vous le fais pas dire). Au XVIe siècle, un troisième principe est ajouté par Paracelse (1493-1541) : le Sel, principe de vie, qui unit dans un corps le soufre et le mercure, et assure la cohésion du résultat. Ces trois principes sont intégrés au cabinet de réflexion au début du XXe siècle, sous l’influence d’Oswald Wirth, de même que l'acronyme VITRIOL.


Arcimboldo l eauArcimboldo : l'eau.

Ces théories pré-scientifiques de la composition de la matière coexistent jusqu’à Lavoisier. Grand initiateur de la chimie moderne, guillotiné au prétexte que la République n’a pas besoin de savants (ce qui montre au passage que l’obscurantisme n’est pas l’apanage des religions). Lavoisier prouve que dans une réaction chimique, rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme. Il découvre et baptise l’oxygène et l’hydrogène, ouvre la voie à l’identification des corps simples, atomes et molécules. Il identifie 30 substances.

Il opère la révolution copernicienne de la chimie. Equivalent de Copernic pour l’astronomie, de Newton pour la physique et de Lamarck pour la biologie. Avec lui, la chimie abandonne les explications surnaturelles de l’alchimie opérative. Aujourd’hui, grâce à ses successeurs, la classification périodique des éléments, dite de Mendeleiev, répertorie cent dix-huit éléments. Et les scientifiques d’aujourd’hui y trouvent des particules encore plus élémentaires : des neutrons, électrons, neutrinos, quarks, etc. Je vous renvoie au site du CERN pour avoir les dernières nouvelles du boson de Higgs et des leptoquarks de la quatrième génération. Vous ne serez pas déçus.

Mais les quatre éléments structurent encore notre inconscient culturel collectif, et il est intéressant que ce soit Gaston Bachelard, philosophe de la rigueur épistémologique, qui le démontre. Il y consacre cinq ouvrages : L’eau et les rêves : Essai sur l’imagination de la matière ; Psychanalyse du feu ; L’Air et les songes : Essai sur l’imagination du mouvement ; La Terre et les rêveries du repos ; et enfin La Terre et les rêveries de la volonté. Car « la rêverie a quatre domaines, quatre pointes par lesquelles elle s’élance dans l’espace infini. Pour forcer le secret d’un vrai poète (…), un mot suffit : "Dis-moi quel est ton fantôme ? Est-ce le gnome, la salamandre, l’ondine ou la sylphide ?" »


Arcimboldo le feuArcimboldo : le feu.

Evidemment, les quatre éléments d’Empédocle ne sont plus une explication scientifique de l’univers. Tout aussi évidemment, il est peu réaliste d’envisager de faire faire cent dix-huit voyages au candidat à l’initiation (même en prenant l’antimoine comme symbole de la laïcité). Mais au fond, que ce soit les quatre éléments d’Empédocle ou les cent dix-huit de Mendeleiev, c’est le même raisonnement, le même fonctionnement de l’esprit. Les uns et les autres symbolisent la même chose : la recherche de la vérité, la volonté d’apprendre à lire et à écrire, le désir de comprendre et d’expliquer, soi-même, l’univers et les dieux. La recherche de structures cachées, d’éléments constitutifs, d’un ordre du monde. Et la science comme l’initiation est toujours inachevée, toujours se remet en cause.


Pour connaître quelque chose, il faut l’analyser, le catégoriser, le diviser, le mesurer, le dénombrer, le détruire. Casser le jouet, disséquer le cadavre, scinder les particules et les atomes. Cette division ne rend pas compte du tout. Les organes n’expliquent pas la vie. L’atome ne rend pas compte de l’onde. Le photon ne rend pas compte de la lumière. La chimie du cerveau ne rend pas compte de Vermeer ni de Gandhi. Le réel est continu, le connu discontinu.


arcimboldo air lArcimboldo : l'air.

Profanes, nous étions plongés dans le chaos du monde. Dispersés, éparpillés, façon puzzle. Le premier jour du long chemin de notre initiation, quand nous ne savions ni lire ni écrire, nous avons été bousculés par les éléments séparés par la haine. En grec le chaos, en hébreu le tohu-bohu. En français, le bazar. Puis nous apprenons à lire. Les quatre éléments peuvent représenter alors assez bien l’analyse et la synthèse qui font la recherche de la vérité, la méthode maçonnique qui n’est pas très différente de la méthode scientifique, pour nous comprendre et comprendre le monde.
Parmi le vocabulaire symbolique que nous absorbons, dans nos temples où sont nombreux les symboles cosmiques, les quatre éléments évoquent aussi l’univers. Un univers instable, en mouvement. Un univers tiraillé entre les forces centrifuges et les forces centripètes, l’amour et la haine, la guerre et la paix, l’ordre et le désordre, le cosmos et le chaos. C’est là que nous prenons place, mes frères. Dans l’harmonie toute relative du monde.
Et c’est là qu’un jour, si nous devenons maçons, nous apprendrons à écrire. Nous ajouterons à la recherche de la vérité la volonté de construire : nous construire et construire le monde. Alors, il faudra ajouter l’esprit de finesse à l’esprit de géométrie, compléter la rigueur qui distingue et analyse par la chaleur fraternelle qui rassemble. Pour rassembler ce qui est épars, il faudra trouver l’amour qui unifie.
Car notre vocation maçonnique est d’augmenter l’harmonie et de réduire le chaos… En unifiant notre regard sur le monde, en nous unifiant nous-mêmes, et même pour essayer d’unifier une fraternité universelle… avant de retourner aux quatre éléments du grand tout.

 

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