La Danse macabre
(Co-auteur Frédérique Pasdeloup)
Pour accompagner la lecture de cet article par la Danse macabre de Camille Saint-Saëns, cliquer ici.
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AVANT LA DANSE
L’Antiquité gréco-romaine représente peu la mort. On peut trouver des figures de Thanatos, ange noir qui emporte les morts vers l'au-delà, ou des trois Parques, vieilles qui filent notre destin et le coupent au moment auquel on s’attend le moins. Dans la Rome de la maturité, plusieurs représentations de la mort apparaissent, peu nombreuses mais souvent associées aux plaisirs de la vie, et en particulier de la table.
Le squelette heureux de la mosaïque d'Antioche (à gauche) ou le squelette échanson de celle de Pompéi (ci-dessous à droite), la ronde de squelettes banquetant autour du gobelet d’argent de Boscoreale, le squelette-marionnette montré aux convives du festin de Trimalcion conté par Pétrone, sont là pour nous pousser à profiter au mieux des jouissances matérielles (textes de Pétrone, et d'Hérodote sur le même thème, annexés en fin d'article). Memento mori est synonyme de Carpe diem. La mosaïque de Pompei qui représente un crâne entre le niveau et la roue, si nous ne faisons pas un anachronisme, semble évoquer l’égalité et le hasard ; ce serait donc déjà l'expression d’une philosophie moins hédoniste et plus tragique.
Puis l’image de la mort disparaît pendant mille ans. Ce qui en approche le plus, dans l’imagerie médiévale, c’est la représentation du jugement dernier. Celui-ci est très présent dans la sculpture monumentale romane et gothique, et trouve plus tard des prolongements pittoresques sur le thème de l'enfer et de ses supplices. Dans toute cette thématique, on ne voit pas de représentation de cadavre : ce sont des vivants qui ressuscitent en poussant la dalle de leur tombeau, ce sont des vivants qui sont poussés par des démons grimaçant dans la gueule de l’enfer ou amenés par des anges souriant vers la paix du Paradis. Tout cela est parfaitement cohérent avec la doctrine chrétienne, selon laquelle le Christ a vaincu la mort, et selon laquelle le jugement dernier implique la résurrection de la chair (et non pas de l’âme, notion philosophique grecque longtemps mal connectée à la théologie chrétienne).
Jugement dernier de Rogier van der Weyden (Hôtel-Dieu de Beaune).
Hélène et Bertrand Utzinger, dans leur important recensement de tout ce qui a trait aux danses macabres, citent Innocent III en tant que précurseur, parce qu'il présente le corps comme pourriture répugnante... Mais il nous semble que ce pape, en prêchant autour de l'an 1200 le mépris de la chair, parle de la chair vivante. A son époque, le corps vivant n'est lui-même, et dès la naissance, que charogne. Le mépris de l'ici-bas entretient l'espérance de l'au-delà. La vue du cadavre n'a rien d'édifiant ni d'effrayant, et rien ne sert de le représenter. Bien au contraire, si plus tard on attire l'attention sur la pourriture de la mort, c'est... que la vie sera devenue aimablee! Il faudra un changement de point de vue.
Résurrection des morts, tympan de la cathédrale de Bourges.
Cela n’empêche pas l’omniprésence de la mort dans la civilisation médiévale, ni le souci de bien gérer celle-ci. Ce souci est même la grande affaire religieuse, politique et économique du temps. Cluny, vraie capitale de la chrétienté occidentale pendant des siècles, fonde sur cette gestion sa richesse et son pouvoir. C'est à Cluny qu'on invente le jour des morts, fixé au 2 novembre et donc accouplé à la Toussaint, ce qui entraînera une confusion entre les deux commémorations (et plus tard Halloween). Les morts saints, les reliques, sont le capital le plus rémunérateur ; la prière pour les morts est affaire de professionnels, les moines, qui en tirent leurs ressources. Il s’agit en fait de bien gérer non sa mort, mais sa résurrection au jugement dernier, qu'on espère imminent. L'importance de l'inhumation "ad sanctos", parmi les élus, montre que ce salut est plus ressenti comme collectif que comme individuel.
Le gisant, qui apparaît au XIIe siècle, est pendant 200 ans une image glorieuse du mort, paré de ses attributs guerriers ou seigneuriaux pour l'éternité. Il assure la mémoire du défunt et le rappelle aux prières des fidèles ; il n'a rien de funèbre avant la fin du XIVe siècle, car même la façon de gésir va évoluer.
Et puis les choses changent. La danse macabre commence à l’orée du XVe siècle, et va triompher au cours du XVIe. Et comme c’est là que ça commence à nous intéresser, nous allons être un peu plus précis.
CONTEXTE ET CAUSES
D’abord, si les images changent, c’est que les mentalités ont évolué. Recherchons donc les causes ou tout au moins le contexte, avant de décrire et commenter les images elles-mêmes.
- Souvent on relie les danses macabres aux malheurs du temps : famines, pestes et guerres… Ces vicissitudes collectives ont certes pu influencer les mentalités. Nous ne croyons pourtant pas à un lien direct. Il y a eu massacres et épidémies en d'autres temps et d'autres lieux, et les mêmes causes n’y ont pas produit les mêmes effets : pas de représentation de cadavres, par exemple, après la grande peste du VIe siècle qui ruine l’empire byzantin et favorise l’expansion de l’Islam. Il semble en revanche que l’épidémie des années 1340 ait bouleversé, et les comportements funéraires, et les rapports sociaux. Les comportements funéraires : par l’anonymat de l’enfouissement dans un charnier commun. Les rapports sociaux : par la cassure des lignages, des communautés locales et familiales. Peuvent donc en découler, au moins en partie, et la pensée de l’égalité devant la mort, qui contribuera à produire les danses macabres 80 ans plus tard, et le passage d’une pensée du salut collectif au souci du salut individuel.
- Ce qui est le plus important donc à nos yeux, c'est l’évolution lente mais décisive de la pensée et de la pratique religieuses entre les conciles du Latran en 1215 et de Trente au milieu du XVIe siècle. La perspective du jugement dernier s’éloigne. L’invention du purgatoire aux XIIe et XIIIe siècles a créé un espace surnaturel nouveau, intermédiaire, influencé en bien ou en mal par la conduite individuelle pendant la vie. Les indulgences se trafiquent pour réduire la durée de ce purgatoire. La confession auriculaire s’institutionnalise au concile de Latran pour garantir à chacun le pardon des péchés… Au même moment, le mariage reçoit une traduction sacramentelle pour que l’Eglise discipline toutes les étapes de la vie des fidèles et permette un accès au salut compatible avec une vie sexuelle. Il apparaît une spiritualité des laïcs. Le salut devient l’affaire de l’individu, roi ou berger, homme ou femme, et non plus des professionnels. Selon Philippe Ariès, le lieu et le temps du Jugement se déplace, de la fin des temps à la chambre du malade... Simultanément, les ordres mendiants (Franciscains, Dominicains) apparaissent pour prêcher aux laïcs sans s’enfermer dans leurs monastères. C’est aussi dans ce but que les cathédrales et églises s’ornent de jubés, d’où la prédication devient possible (et qui seront détruits après le concile de Trente pour que les laïcs participent complètement aux messes). Cette nécessité de la prédication révèle, en creux, la tiédeur des fidèles, voire leur scepticisme devant les solutions proposées par l'Eglise pour leur salut. C’est aussi l’époque où la piété devient pathétique et même doloriste : aux Christs triomphants de l’époque romane, aux Notre-Dame couronnées des débuts du gothique, succèdent des cultes des Cinq plaies du Christ ou de la Vierge des Sept douleurs… Les christs ne sont plus en gloire, mais en croix, les images d’ecce homo ou de pieta se répandent. C'est, évidemment, l'émergence et le développement de doctrines chrétiennes qui peu ou prou se séparent de la voie catholique et romaine : devotio moderna, béguins, hussites, évangélistes, enfin protestants.
- Le contexte politique est marqué par les scissions, les guerres civiles, la contestation des autorités de droit divin : quand il y a plusieurs prétendants au royaume de France, des rois fous en France (Charles VI, 1380-1422) et en Angleterre (Henri VI, 1422-1461), des empereurs faibles chassés de leur capitale pragoise par les rebelles hussites, deux ou trois papes en même temps, les autorités sans puissance prêtent au sarcasme. La première danse macabre est peinte à Paris pendant l’occupation anglo-bourguignonne (1424), et est peut-être aussi une propagande politique contre le roi et l’Eglise. Le concile, qui se réunit presque en permanence (Constance en 1418, Pavie et Sienne en 1423-1424, Bâle en 1431, Ferrare...) se déclare supérieur au pape dont il fait le procès continu, et parfois désigne un anti-pape. Nous sommes aussi à l’époque où Charles VII promulgue la Pragmatique sanction, qui retire l’Eglise de France de l’autorité pontificale (1438). La plus grave de toutes ces contestations est probablement la révolte hussite. Jan Hus, cent ans avant Luther, dénonce les abus de l'Eglise, et notamment le trafic des indulgences. A l'avant-garde des mentalités religieuses nouvelles, il prône aussi bien la liturgie en langue vulgaire que la libre prédication de l'Evangile. Il est brûlé comme hérétique en 1415. Mais l'affaire est bel et bien politique : ses partisans triomphent par les armes, de 1420 à 1436, des cinq croisades mobilisées par le pape, et poussent le concile de Bâle comme l'empereur Sigismond à la négociation.
- Les évolutions sociales s’accompagnent d’une évolution artistique, tant technique qu’iconographique… La représentation du réel sensible devient le but de l’artiste. Cette tendance conduit par exemple à rechercher la ressemblance du portrait individuel. Elle suppose un regard différent sur la nature en général et le corps humain en particulier. Le corps, dans la peinture romane, était stylisé puisqu’il avait peu d’importance dans un univers culturel qui ignorait tout partage entre nature et surnature, entre physique et métaphysique, entre sacré et profane, et où il s’agissait de représenter ce qu’il y a d’intemporel dans la personne. Le sensible n'était lui-même qu'une image du surréel, que les imagiers tentaient d'atteindre. Désormais, l’espace du réel sensible devient digne d’intérêt. Cela conduit (à la même époque exactement) aux découvertes astronomiques et géographiques, à l’invention de la perspective, aux recherches anatomiques : le De humani corporis fabrica de Vésale (ill. à droite) parait en 1543. Le surnaturel passe à la périphérie, et se localise dans le firmament. La représentation de l’espace va avec la perception du temps, et l’invention aussi des moyens de mesurer celui-ci. Le lien entre les deux est illustré par le sablier dans les mains du squelette. Il est conforme à cette évolution scientifique autant qu'artistique que la représentation de la mort physique se substitue à celle de la résurrection métaphysique. Et que la représentation réaliste du corps vivant ne puisse se faire sans le sentiment de sa corruptibilité, et se complète en miroir de l’image du cadavre. Le matériel devient certain, et le spirituel hypothétique. Révolution copernicienne !
PREMISSES DE LA DANSE : PREMIERES REPRESENTATIONS DE CADAVRES
Les premières images de cadavres ne sont pas des squelettes, mais des « transis » c’est-à-dire recouverts de peau et desséchés comme des momies, sur des pierres tombales. Citons Thomas de Saulx à la Sainte Chapelle de Dijon en 1391, le cardinal de Lagrange en Avignon en 1402, Harcigny à Laon en 1493 (à droite)... Ils se complètent parfois de la figuration des vers (voir l'article sur l'art macabre dans l'Yonne : la dalle du chanoine Dubour à Villleneuve-sur-Yonne). On en dénombre 5 au XIVe siècle, 75 au XVe, 155 au XVIe, puis 29 au XVIIe. Cette statistique montre à quel point elles sont contemporaines de la première époque des danses macabres, de 1424 à 1546.
A la fin du XIVe siècle, à Minden, près de Hanovre, en 1383 semble-t-il, apparaît le premier memento mori peint, image d’un squelette au verso d’un portrait de femme. L'oeuvre a disparu mais dans la même veine, on peut voir au musée de Bâle un portrait d’homme qui fait face à son cadavre, tableau daté de 1487.
Simultanément se développent trois thèmes très distincts :
- La mort allégorique. Elle apparaît dans de grandes compositions qui présentent le Triomphe de la mort, dès le milieu du XIVe siècle à Pise (en lien chronologique avec la première Renaissance). La mort prend l'apparence d'un squelette drapé dans un suaire et muni d'une faux. Ce n'est pas à notre sens un cadavre humain matériel, mais la personnification d'une notion abstraite. Le thème se rencontre ici ou là, surtout en Italie, dans les siècles suivants. Il ne se confond pas avec les autres, puisque ceux-ci lui sont parfois juxtaposés. Il y a toutefois des triomphes de la mort où celle-ci tire des flèches sur une danse de vivants. Cette apparition allégorique de la mort, si elle est rare à ses débuts, aura, on le sait, une riche postérité.
- Le mort moralisateur. Le dit des trois morts et des trois vifs est un poème connu dès le XIIIe siècle, et qui d'ailleurs connaît six rédactions différentes, dont trois auteurs sont identifiés (à gauche exemplaire du trésor de la cathédrale d'Auxerre). Il raconte comment trois nobles personnages insouciants, partis à la chasse, rencontrent trois morts qui leur disent : nous avons été ce que vous êtes, vous serez ce que nous sommes. Ce sont bien là des cadavres qui apparaissent et s’expriment, mais qui ne dansent pas encore et n’entraînent pas non plus les vivants à leur suite. Le thème trouve, paraît-il, des équivalences dans des légendes de l'Islam ou du Bouddhisme. Il est à noter ici qu'il apparaît avant les catastrophes du quatorzième siécle. Outre six textes différents, la légende est représentée par de très nombreuses peintures murales : on en recense une centaine en France, quelques dizaines dans les pays voisins. Si nous prenons pour hypothèse que les neuf dixièmes ont disparu, cela signifierait qu'il en a existé mille, en France, au seizième siècle ! La même hypothèse n'aboutit qu'à une centaine de danses macabres à la même époque. Si les premières semblent remonter au XIIIe siècle (au Mont-Saint-Michel), la grande majorité date de la seconde moitié du XVe et de la première moitié du XVIe siècle.
- L'égalité devant la mort. Ce thème est développé par les vado mori, textes qui invitent toutes les classes de la société à bien vivre pour bien mourir. Des représentants de divers statuts s'y expriment successivement pour se lamenter sur leur mort certaine. Mais les vado mori ne font pas intervenir de cadavre.
APPARITION ET DIFFUSION DE LA DANSE MACABRE
De l’union de ces deux derniers thèmes naît la Danse Macabre.
Un mot (et plus) sur les nombreuses et parfois loufoques explications étymologiques du mot macabre. Pour notre part, nous retenons, comme le linguistes (Pihan par exemple) et beaucoup des chercheurs récents, l’origine arabe : dans cette langue, maqabr signifie cimetière au pluriel. C’est plus qu’une coïncidence : la danse macabre, c’est la danse des cimetières. Cela fonctionne mieux que les hypothèses variées de noms propres, de Maccabée à McAber, voire Marc Apvril ! Ou qu’en hébreu improbable « La chair quitte les os » (sic). Le mot serait venu par l’Espagne, dès le treizième siècle. C'est aussi le nom propre de rois sarrasins dans trois chansons de geste du XIIIe siècle : Gaufrey, Anseis de Carthage, Elie de Saint-Gilles. Cela renforce l'hypothèse d'une origine arabe, même si ces rois Macabre (ou Macabré) ne sont pas plus massacreurs que les preux chevaliers qui le combattent (plutôt moins). Puis Jean le Fèvre écrit en 1376 "Je fistz de macabre la dance" dans un poème où il évoque comment il a échappé à une épidémie. Il nous semble contestable d'y lire un nom propre ("Macabré") en ajoutant majuscule et accent absents du manuscrit. Il nous semble possible, mais incertain, d'y lire l'affirmation que Jean le Fèvre serait l'auteur du texte de la Danse macabre. Car il peut tout aussi bien évoquer sa participation à une représentation (danse alors serait à prendre au sens propre), ou avoir frôlé la mort de si près qu'il utilise l'expression au sens figuré.
Depuis du Cange, repris par Emile Mâle, de bons auteurs croient pouvoir relier le mot macabre au nom des frères Maccabée, ces résistants bibliques à l'occupation grecque. Cette étymologie se fonde sur un unique document où l'on évoque une chorea maccabeorum, "danse des Maccabée", jouée par des clercs de Besançon à la fin du XVe siècle. Cette citation unique et tardive ne démontre pas un lien : il peut s'agir d'un spectacle tout différent, mise en scène d'un passage biblique édifiant comme il y en eut bien d'autres. Cela peut même être une traduction plus ou moins adroite des mots français "danse macabre" dans un latin clérical, avec ou sans volonté de christianiser le thème. Il nous semble en tout cas bien improbable que ces mots latins aient été traduits en "danse macabre" : le nom Maccabée est bien connu et attesté en français à l'époque, puisque Judas Maccabée est un des "neuf preux" dont les exploits sont un sujet de poèmes (Guillaume de Machaut, Eustache Deschamps) et de spectacles publics (dont, en 1431, à l'entrée à Paris de Henry VI d'Angleterre). Des clercs latinistes ne s'y seraient pas trompés. Un autre signe en est qu'on trouve "chorea Machabre" dans une oeuvre en latin de Jean Gerson, recteur de la Sorbonne et grand théologien : en latin même on savait faire la différence. Si aujourd'hui on appelle en argot un cadavre "maccabée", c'est plus probablement une contamination sémantique en sens inverse qui s'est produite.
Je découvre (janvier 2020) que Jean Le Fèvre est le poète qui a inventé les "Neuf Preuses". On peut être certain qu'il connaissait bien les Neuf Preux qui lui ont servi de modèles littéraires. Il savait mieux que bien d'autres qui avait été Judas Maccabée (même réinterprété par la légende). Si c'est Jean Le Fèvre qui a inventé ou rédigé la Danse macabre, on est fondé à penser qu'il n'a pas confondu les deux noms. Que ce soit ou non le cas, c'est un petit indice de plus contre l'hypothèse d'une contamination sémantique précoce, et en faveur de l'étymologie arabe.
A notre sens, la danse macabre a probablement d’abord été jouée : danse ou mystère, accompagnée d’un texte lu ou récité. Cette mascarade pourrait venir d'Espagne, apportant avec elle son nom arabe. Ce n'est qu'une hypothèse, mais qui concilie tous les éléments littéraires et factuels connus. L'idée de danser dans les cimetières peut surprendre de nos jours. Mais la meilleure preuve que la pratique en était répandue est fournie par les interdictions qui en sont faites par des conciles en 1231 et 1405.
La Danse macabre est peinte pour la première fois en 1424 à Paris, sous les arcades de l’ossuaire des Saints Innocents (ill. à droitee: détail du plan de Paris par Turgot, exposé au chateau de Tanlay). De là, elle se diffuse vers Dijon, Londres, Bâle, puis, quatre-vingts ans plus tard, toute l’Europe catholique, de l’Italie du nord à l'Estonie.
Qu’est-ce ? Une suite alternée de cadavres et de vivants, ceux-ci représentant toutes les catégories de la société dans l’ordre protocolaire, le plus souvent en alternant laïcs et religieux en leurs grades et qualités : pape, empereur, roi, cardinal, seigneur, archévêque, chevalier, prêtre, etc jusqu’au mendiant… Les femmes sont souvent absentes, mais quand elles sont présentes, c’est ou bien à la place de leur rang social, ou bien comme une farandole séparée qui respecte aussi le protocole.
Danse macabre de la Chaise-Dieu (Haute-Loire).
On en dénombre quelques dizaines dans toute l’Europe, souvent très outragées par le temps. En France, il en subsiste des restes plus ou moins remarquables à : la Chaise-Dieu (peinture murale), Kernascleden (peinture murale), Kermaria (peinture murale), Albi (peintures sur des poutres), Rouen (sculptures), Saint-Omer (dans le décor d’un retable qui se trouve aujourd'hui dans un musée de Berlin), Cherbourg (sculptures), Strasbourg (copie dessinée d'une peinture murale disparue en 1870), Meslay-le-Grenet en Eure-et-Loir (peinture murale), Blois (chapiteaux), la Ferté-Loupière (peinture murale), Brianny (peinture murale), Preuilly-sur-Claise (peinture murale très dégradée qu'il reste à sauver). Pour les amateurs, ajoutons-y Bâle, en Suisse mais si près (beaux et nombreux fragments de peinture murale conservés au musée historique de la ville).
Les lieux choisis sont presque toujours des cimetières, ossuaires, chapelles et aîtres funéraires, avec une certaine préférence pour les couvents dominicains, dits frères prêcheurs.
Danse macabre de la chapelle Sainte Apolline à Brianny (Côte-d'Or).
Les danses macabres semblent, au moins au début, en faveur particulière chez les Anglais et les ducs de Bourgogne. Peut-être le dédain des puissances établies qu'elles manifestent est-il politiquement propice aux anglo-bourguignons qui tentent de les renverser à leur profit. N’est-ce pas Philippe le Bon qui disait « si je l’eusse voulu, je fusse roi » ? Soulignons l'alliance étroite entre Anglais et Bourguignons : l'épouse du duc de Bedford, régent à Paris, n'est autre que la soeur du duc de Bourgogne. La danse macabre de la Sainte-Chapelle de Dijon est peinte en 1436. Elle a pu être inspirée, soit au duc par celles qu'il a vu danser à Paris et à Bruges, soit à Jean Germain, doyen de la Sainte-Chapelle et conseiller du duc, par celle qu'il a vu peindre à Bâle pendant le concile de 1431. Il y fut un si important négociateur que le pape Eugène lui fit en remerciement cadeau pour sa chapelle de l'insigne relique de la Sainte Hostie... La danse macabre de Londres date de 1440.
Elle est imprimée à Paris dès 1485 par Guiot Marchand, avec des gravures de Pierre Le Rouge, de Chablis. La danse macabre se répand alors largement, aussi bien en livre que sur les murs. Il serait vain de rechercher les généalogies de cette seconde génération de peintures monumentales. Celles qui subsistent en France s'inscrivent entre 1450 et 1550. Le fils de Pierre Le Rouge, Guillaume, s'établit imprimeur à Troyes en 1491. Dans cette ville, le sujet fera l'objet de multiples rééditions pendant plus de deux siècles (à droite, réimpression tardive).
CARACTERISTIQUES PROPRES DE LA DANSE MACABRE.
Nous voudrions mettre en lumière ici trois caractéristiques propres à la danse macabre.
- La représentation des morts n'est pas ici faite pour effrayer : elle est peinte sur les murs des charniers et ossuaires où la mort se donne à voir et à sentir en direct. La peinture ne peut être plus effrayante que la réalité qu'elle côtoie. Comme l'écrit Philippe Ariès, "le spectacle des morts, dont les os affleuraient à la surface des cimetières, comme le crâne de Hamlet, n'impresssionnait pas plus les vivants que l'idée de leur propre mort." Si la danse macabre contient une leçon, ce serait plutôt celle de l'acceptation de la mort, et pour cela, elle en ferait presque se moquer. Elle est plus ironique que menaçante, insolente à l’égard des grands de ce monde, teintée d'anticléricalisme et d'antiaristocratisme.
- L’égalitarisme, donc, mais l’égalitarisme dans la mort ; il s’agit d’un égalitarisme non pas contestataire, mais plutôt démobilisateur en ce monde, façon opium du peuple, comme disait l'autre. Il est l’opposé de l’utopie. Il montre un lieu qui existe : le cimetière, et non pas une société meilleure à édifier. Même si la danse respecte les rangs, grades et qualités terrestres, la hiérarchie dans la mort n’est pas celle de la viee: comme le dit un personnage : le plus gras est le premier pourri. Quel sens de l’observation ! Et encore, quel humour...
- Le matérialisme enfin, en quoi elle exprime bien la séparation dans les esprits du matériel et du spirituel. Elle ne contient pas de représentation divine ou religieuse (dans le cadre convenu, néanmoins, de la foi chrétienne de ses créateurs et observateurs). Elle n'est pas même moralisatrice. D’une certaine façon, en risquant un anachronisme, la danse macabre signe l’invention de la laïcité, définie comme la séparation de la spiritualité individuelle et de la religion collective, du sacré et du profane, du matériel et du spirituel, du physique et du métaphysique.
La danse macabre de Tallinn (Estonie).
Le thème est donc emblématique du passage du Moyen-âge à la Renaissance. Il est aussi exactement contemporain de l’apparition et de la mise en institution des idées de la Réforme : contestation au départ des turpitudes du clergé et de la pratique des indulgences, celle-ci arrive à considérer que le salut dépend de la foi individuelle et/ou de la prédestination divine. Elle est donc porteuse du même anticléricalisme et du même égalitarisme devant la mort, et de la responsabilité de chacun.
Après un entracte de 80 ans, la danse macabre reprendra une nouvelle carrière en Europe du nord-est aux XVIIe et XVIIIe siècles. A la Révolution, même, elle se redonne à voir sur un étonnant tableau du musée historique de la ville de Bâle : squelettes et vivants y font une ronde autour d'un obélisque, tandis qu'à gauche et à droite du tableau, des orchestres de squelettes s'appellent liberté et égalité ! Puis certains peintres contemporains, comme Ensor, semblent puiser à la même inspiration. Voire des compositeurs (Liszt, Saint-Saëns, et quelques autres, jusqu'aux groupes de rock "métal").
Les côtés égalitaire et laïc de la danse macabre ont pu séduire les francs-maçons des XVIIIe et XIXe siècles. La numismatique en est témoin deux fois au Premier Empire. D’une part, à Besançon, les jetons de la loge de Rite Ecossais Rectifié montrent un crâne et les initiales de la devise Mors Omnia aequat : la mort égalise tout. D’autre part, à Rouen, le jeton de la loge la Parfaite Egalité reprend directement le thème des danses macabres, en accolant les squelettes du roi et du berger. Citons aussi, quoique d’une inspiration symbolique totalement différente, ces tabliers des "rites de vengeance" où les assassins d’Hiram sont eux-mêmes des squelettes : quel raccourci !
APRES LA DANSE.
A partir du XVIIe siècle, les images de la mort se diversifient :
- Dès la Renaissance, les danses s’accompagnent de remarquables transis ou morts pourrissants debout : Dijon, Paris (Germain Pilon), Bar-le-duc (à droite ; sculpté par Ligier Richier). A l’époque baroque, on trouve quelques tableaux représentant avec réalisme les corps pourrissants (voir à l’hôpital de la Charité, à Séville, les deux tableaux de Juan de Valdés Leal).
- L’allégorie de la mort, armée de la faux et du sablier, continue une belle et riche carrière, au point de nous être familière. Elle prend des formes particulièrement remarquables telles que le thème de la jeune fille et la mort, ou en Bretagne de l’Ankou… Elle est présente sur les lames du tarot, qui apparaît à la même époque...
- Les Vanités et memento mori sont une grande mode baroque, où le crâne est un accessoire indispensable aux méditations de Saint François, Saint Jérôme, Marie-Madeleine pénitente, en Espagne, Italie, Autriche, mais aussi en France (Philippe de Champaigne, Georges de la Tour). Ils connaissent quelques prolongements tardifs : Géricault, Cézanne, Picasso. Le progrès dans la représentation artistique amène à une vérité de l’image de la mort qui peut sembler paradoxale : l’illusion artistique des sens est utilisée pour dénoncer l’illusion de la vie et des sens… Le cabinet de réflexion de la loge maçonnique, où le crâne est associé à la rédaction du testament philosophique, s’inscrit dans cette même tradition des vanités. Sur des poignards de hauts grades figurent également des memento mori.
- Le sentiment romantique semble aller jusqu’à concevoir un plaisir de la mort. Henri Heine écrivait : « la mort c’est la nuit fraiche, la vie, le jour étouffant ». Ou à la regarder avec moquerie, quand l’idéal du dandy est de boire du punch dans le crâne de sa maîtresse (morte de phtisie, qui est la tuberculose de l'intellectuel)… Théophile Gautier raconte dans ses mémoires comment son groupe de jeunes poètes tenta de mettre l'idée en pratique : Gérard de Nerval procura le crâne, qui était, parait-il, celui d'un tambour-major mort à la Moskowa ! Gautier aménagea l'objet en coupe, en lui fixant une poignée de commode. Le crâne rempli de vin rouge circula de main en main. Le XIXe siècle voit aussi se répandre des thèmes littéraires qui feront fortune : les morts qui se réveillent la nuit dans les cimetières, les fantômes aimables ou redoutables, les vampires...
- Fin XXe siècle, on constate la réapparition du thème dans l’art, avec Nikki de Saint-Phalle, Journiac, Alberola (à droite) ou Damien Hirst, qui couvre de diamants un crâne humain en platine, devenu ainsi l'oeuvre d'art la plus chère du monde... Il nous semble que le message s'écarte de celui des vanités. Il n'a plus de prétention moralisatrice, mais met plutôt en évidence l'absurdité de la mort comme celle de la vie : l’enseigne lumineuse, symbole de la société de consommation, devient une publicité du néant… Nous ne pouvons non plus ignorer les images de cadavres animés au cinéma, où se confondent pour notre plaisir l’horreur et le rire. Les frères Lumière eux-mêmes ont réalisé un des premiers films d'animation représentant la danse d'un squelette joyeux ! Plus proches de nous, Walt Disney (the skeleton dance, 1929), Ingmar Bergman (le Septième sceau, 1957), puis tant de films d'horreur ou d'aventure… Dans la société du spectacle, la mort fait partie de la danse. Mais est-ce qu'à chaque époque, on n'a pas, en représentant la mort, montré surtout l'image qu'on se fait du sens de la vie ?
Pirates des Caraïbes : disneylandisation de la mort.
En conclusion rapide, et sans prétention à une philosophie ni élevée ni originale, est-ce que l’image de la mort peut encore fonctionner aujourd’hui comme une «ppropédeutique de la mort » ? Il est à noter que le thème de la préparation de la mort est contaminé par la pensée dominante marchande et juridique du temps : n'oubliez pas de souscrire les assurances nécessaires pour protéger vos proches le moment venu ! Assurance-vie, assurance-décès, garantie obsèque... Quant à une résurrection... A notre époque, à tort ou à raison, on croit de moins en moins à une vie future. Partout on trouve, comme écrivait le pasteur Anderson au XVIIIe siècle, des athées stupides et des libertins irréligieux. Et même, combien des chrétiens qui récitent le credo croient-ils vraiment à la "résurrection de la chair" ? Dès lors, quelle mort préparer par quelle vie édifiante ? Même un consensus probable sur la nécessité de prévoir sa mort n’évitera pas les ambiguïtés : la mise en évidence de l’inconsistance de la vie n’appelle-t-elle pas aussi bien à jouir sans différer qu’à s’amender et se repentir ? Que choisir entre le plaisir ou le devoir ?
Mais faut-il choisir entre le plaisir et le devoir ? De nos jours où le plaisir devient obligatoire, pourquoi ne pas témoigner à rebours que le devoir est un plaisir, ou tout au moins un accomplissement de soi ? Vivre pleinement, pour soi et pour les autres, n’est-ce pas la condition de l’acceptation de la mort ? La danse macabre est une leçon de lucidité, mais aussi de joie de vivre, et l'une et l'autre sont compatibles. Car il s'agit de regarder la mort sans cligner des yeux, mais sans mépriser la vie. Notre condition consciente de mortels n'entraîne pas nécessairement une démission, ni une fuite dans le frivole. Elle renforce au contraire l'intensité de notre présence en ce monde, qui va de l'importance de jouir à l'urgence d'oeuvrer pour l'amélioration matérielle et morale de notre humanité. Dans la liberté, la ferveur et la joie.
On peut à la fois cesser de gémir et cesser d’espérer. Dansons ! Dansons ! Dansons !
Avatar maçonnique des vanités : le cabinet de réflexion ; ici, celui d'Orléans, mis en carte postale au début du XXe siècle.
ANNEXES
Pétrone, le Satiricon, XXXIV : "Nous buvions (...) quand un esclave apporta un squelette d'argent si bien monté que ses articulations et ses vertèbres étaient mobiles et pouvaient se plier en tout sens. Après que Trimalchion l'eût lancé à plusieurs reprises sur la table, et comme la mobilité de son agencement lui faisait prendre diverses postures, Trimalchion ajouta : Las, malheur à nous! Que les pauvres humains, après tout, ne sont rien ! Ainsi serons-nous, quand Orcus nous prendra. Aussi, vivons, tant qu'il nous est permis d'être bien !" (Traduction Pierre Grimal)
Hérodote, Histoire, Livre II, paragraphe LXXVIII : "Aux festins qui se font chez les riches [Egyptiens], on porte, après le repas, autour de la salle, un cercueil avec une figure en bois si bien travaillée et si bien peinte, qu'elle représente parfaitement un mort : elle n'a qu'une coudée ou deux au plus. On la montre à tous les convives tour à tour, en leur disant : 'Jette les yeux sur cet homme, tu lui ressembleras après ta mort ; bois donc maintenant, et te divertis'." (traduction Larcher)
Bibliographie sommaire :
- Hélène et Bertrand Utzinger : Itinéraires des danses macabres, édité en 1996 par Jean-Michel Garnier.
C'est un formidable travail de recherche, visant à l'exhaustivité. Indispensable. Nous ne partageons pas toutes les analyses historiques ou métaphysiques (par exemple sur l'étymologie du mot macabre), mais il y a place pour une pluralité d'opinions. On peut regretter la qualité médiocre des images : ce n'est pas un livre d'art. Par ailleurs, la présentation de chaque oeuvre est nécessairement synthétique ; si l'on souhaite des analyses plus fines, il faut se reporter aux monographies des monuments.
- Caroline Deuhez (née Gabion) : les Danses macabres et leurs métamorphoses (1830-1930), thèse lettres et arts, université de Lyon 2, mai 2000. Comme son nom l'indique, cette thèse explore judicieusement et utilement l'évolution du thème à partir de l'époque romantique, et principalement dans la littérature. Mais elle réalise aussi une précieuse synthèse depuis les origines de la danse macabre, et contient d'utiles remarques et citations étymologiques.
- Groupe de recherches sur les peintures murales : Vifs nous sommes... Morts nous serons. Editions du cherche-lune, Vendôme, 2001. Le groupe de recherches sur les peintures murales regroupe huit historiens de l'art, qui ont ici effectué le recensement raisonné de toutes les représentations françaises de la Rencontre des trois morts et des trois vifs. Travail remarquable de rigueur et d'érudition, d'analyse et de synthèse. L'introduction est un texte méthodologique précieux.
- André Corvisier : les danses macabres, PUF, Vendôme, 1998.
- Alberto Tenenti : la vie et la mort à travers l'art du XVe siècle, Armand Colin, 1952.
- Manuel Jover : L'ultime triomphe des Vanités, Connaissance des Arts n° 679, février 2010. Compte-rendu d'une exposition qui eut lieu au Musée Maillol de Paris au printemps 2010.
- Collectif (Musées de la ville de Strasbourg) : Dernière danse – l’imaginaire macabre dans les arts graphiques, éd. des musées de la ville de Strasbourg, 2016. Catalogue d'une grande et riche exposition.
- Marc Labouret, Elisabeth Chat, Jean-Luc Dauphin et al. : L'Art macabre dans l'Yonne, édité par l'Association Culturelle et d'Etudes de Joigny (ACEJ) et les Amis du Vieux Villeneuve (AVV), 2019. Tentative d'inventaire régional, mis dans la perspective de l'histoire du thème macabre, de l'antiquité à nos jours. Riche et belle iconographie.
- et l'excellent site lamortdans lart : http://www.lamortdanslart.com/
Pour la pensée, notamment religieuse, du XVe siècle, on se régalera à la lecture de :
- Johan Huizinga : l'Automne du moyen-âge, Payot, Paris, 1977.
Souvent réédité, cet ouvrage de 1919 reste une base. Classique mais toujours jubilatoire.
- Jacques Chiffoleau : la Religion flamboyante, Points histoire, 2011.
Initialement inclus dans "Histoire de la France religieuse", Seuil, 1984.
- Philippe Ariès : Essais sur l'histoire de la mort en Occident, Seuil, Points histoire, 1977, et
- Philippe Ariès : L'homme devant la mort, Seuil, points histoire, 1985 : l'érudition et la richesse de cette réflexion ne se laisseront pas résumer ici. Incontournables, même compte non tenu de leur apport à l'histoire des images, pour l'honnête homme qui veut réflechir à la mort hier et aujourd'hui.
Sur les pratiques funéraires :
- Entre paradis et enfer, mourir au moyen-âge, catalogue de l'exposition, Musées royaux d'art et d'histoire, Bruxelles, 2010.
- Christian Charlet : le Père-Lachaise - au coeur du Paris des vivants et des morts, Paris, Gallimard, 2003.