Les ponts et les dieux

Légendes, croyances et superstitions autour des ponts

Depuis le fin fond des âges, l'esprit humain s'invente des histoires pour verbaliser les sentiments qu'il éprouve. Amour, haine, vie, mort, peur, bravoure, êtres bienfaisants ou maléfiques, divinités du même ordre, l'homme se cherche une identité, un miroir, un reflet, dans ce qui l'entoure. En réponse à tout ce qu'il ne comprend pas, ou n'est pas, l'homme brode des contes qui nourrissent, assombrissent et embellissent son quotidien. L'imagination sans bornes de certains a su créer une légitimité et donner vie à ces mondes parallèles, attirants, angoissants ou protecteurs. Leur donner une identité, c'est mettre en lumière les rêves dont l'homme a besoin. Les ponts inspirent tout cela à la fois…..

 

 

En Norvège, près du lac de Sperillen, quand les eaux sont basses, on voit une sorte de pont de pierre, d’environ un mille de longueur. Il doit son origine à un Jötunn ou Jutul, qui demeurait dans l’Elsrudkolle. Ce géant courtisait une jeune fille qui demeurait dans l’Engerkolle, de l’autre côté de l’eau. Pour aller voir son aimée sans se mouiller, il résolut de construire un pont, mais le soleil se leva avant qu’il eût terminé son ouvrage et le pont fut mis en pièces ( Benjamin Thorpe, 1851, recueilli par Paul Sébillot, à lire sur books.google.fr série "légendes, croyances et superstitions de la mer") .

Cet exemple de pont ’’fantôme’’, construit par des êtres sortis de contes populaires, est lié à des concrétions naturelles. On trouve aussi génies et fées, pour des édifices en maçonnerie et en bois. Il est récurrent de constater le nombre de ponts construits avec l’intervention d’un démon. Pour les édifices exceptionnels, la religion catholiqu e canonisera tel ou tem maître d'oeuvre pour son héroïque combat où il a vaincu Satan. Les ponts qui engendrent ces superstitions et créent ces légendes sont, en général, en maçonnerie. Il est étonnant de constater que, dès qu’un pont fixe, en maçonnerie, est construit, très vite les histoires fantastiques surgissent. Cette constatation, d’aucuns la rapportent aux difficultés rencontrées pendant la construction des piles, ou des arches. Pourtant, si construire un pont en bois remonte très loin dans l’histoire des hommes, force est de constater que, dans l’imaginaire populaire, le bois n'était pas moins respectueux des divinités des rivières que la maçonnerie.

20200513 162853bMais l’inconnu fait peur, angoisse, et les défis des maçons, en ce qui concerne les arches en pierre des ponts, fleurissent à une époque où le christianisme est encore empli de croyances païennes. Un édifice d’une seule arche, en dos d’âne, semble si fragile, et construire des piles en maçonnerie relève d'une si grande audace !... Symboliquement, c’est s'imposer, dominer, empiéter sur le monde des esprits aquatiques. Pour les âmes sensibles, il semble évident qu'il y aura conflit et vengeance, s'ils ne sont pas consultés.

De nombreux faits prouvent que dans certaines périodes de l’humanité, on a cru que la durée d’une construction importante (muraille, églises, ponts), nécessitait de prendre des précautions avec les mondes magiques dont on empiétait sur le domaine. C’est pourquoi, dès le début de la construction d’un pont, une cérémonie ‘’sacrificielle’’ était organisée ; ce qu’on appelle aujourd’hui une inauguration. On implorait la protection des divinités aquatiques et on se mettait en règle vis-à-vis d'elles pour assurer la jouissance, la sécurité et le bonheur des usagers de l'édifice. Une sorte d’assurance-vie contractée avec le divin. Souvent, il y avait deux cérémonies : celle de la première pierre, et celle de l’ouverture du pont au public. La première pour confirmer le pacte, la seconde pour remercier.

Les rituels préchrétiens étaient dirigés par des prêtres, druides et autres sommités religieuses. Plus tard, ce seront les hauts dignitaires catholiques, accompagnés des aristocrates, seigneurs du lieu, ainsi que les membres de la communauté laïque et politique, qui administreront et régiront ces cérémonies.

Originellement, les actes sacrificiels pourraient avoir été des immolations humaines. Les victimes, plus tard, deviendraient martyrs, génies, députés des dieux, messagers à qui l’on donne la charge d’intercéder auprès de leur Maître ; en bref, un porte-parole.

 

Les sacrifices ponctuaient les calendriers et rythmaient la vie. Le catholicisme ne fait rien d’autre que simuler ces actes, en buvant le sang et en mangeant le corps d’un homme sacrifié, au cours de ses offices. Il oublie l'impact de ses paroles, même si pour lui c'est symbolique, sur les personnes quelles qu'elles soient. Avec le temps, les victimes humaines seront remplacées par des animaux, puis du vin rouge et enfin du champagne. Les recherches archéologiques actuelles font supposer qu’au cours des rituels sacrificiels, les celtes, notamment, immolaient des humains, des animaux et du vin.

20200513 162835bOn raconte, dit Paul Sébillot, que l’usage du sacrifice humain subsista jusqu’à Hercule, qui personnifie la civilisation hellénique. Celle-ci enseigna au peuple de Rome les finesses et les subtilités de la substitution de l’humain par l’animal. Entre nous, cela n’a pas bien marché ! Rappelons-nous les gladiateurs des ‘’jeux du cirque’’ et les histoires, si redondantes, des martyrologes. Les chrétiens ne qualifieront pas de sacrifice, ni de martyre, leurs massacres de païens. Ils détruiront les autels, et tous les symboles, mais cela est une autre histoire.

En Europe médiévale, le souvenir de l’époque des sacrifices propitiatoires était encore présent. Des légendes prenaient forme, colportées par les artisans itinérants, conteurs et vivantes gazettes. Leur venue dans un village y provoquait une veillée extraordinaire où le réel se mêlait au fantastique. Les nouvelles des autres communautés pouvaient se transformer, soit en cauchemar, soit en féerie. On retrouve la même base de la même histoire, pour différents ponts.

Exemple : « Mille maçons étaient employés pour bâtir un pont, mais tout ce qu’ils bâtissaient le jour, s’écroulait la nuit. L’archange apparut au maître d’œuvre et lui déclara du haut du ciel que la construction serait détruite, jusqu’à ce qu’on eût maçonné un enfant d’homme. Il était nécessaire de ne pas emmurer un orphelin ou un étranger.»

A Rosporden, dans le Finistère, les ponts ne duraient guère. On consulta une sorcière, qui déclara qu’afin que le pont résiste, il faudrait enterrer vivant un enfant de quatre ans, le placer dans une futaille défoncée, avec dans une main une chandelle bénite, et dans l’autre un morceau de pain. Ce fut fait et le pont résista à plusieurs inondations. Cependant, à la tombée de la nuit, il arrive que l’on entende l’enfant appeler sa mère en pleurant.

Ces coutumes resteront vivaces longtemps. En 1829, lors de la construction du pont de Kerventhal (Basse-Saxe), les habitants du coin prétendirent, qu’un enfant avait été emmuré vivant sur l’un des côtés de l’ouvrage, et qu’au moment de sa mort, il réclama un sacrifice expiatoire. Un vieillard qui passait sous le pont, reçut une pierre qui s’en était détachée. Il mourut sur le coup. On raconta que c’était l’offrande réclamée par l’enfan. Freudien, non ?

René Basset , dans la revue des "Traditions populaires" dit aussi que certains des récits racontent que c’est une barrique de vin qui était emmurée. On retrouvera cette pratique dans d’autres légendes.

En 1871, un article de la revue "Nature" accusait Lord Leigh d'avoir emmuré un, voire huit de ses gens, dans les fondations d'un pont à Stoneleigh.

Paul Sébillot racontait qu’en 1891, un vieillard de la commune de Caudan, près de Lorient (Morbihan), disait à qui voulait l’entendre que lors de la construction du pont Calleck, les habitants payèrent très cher pour enfermer un enfant dans une barrique, et placer le tout dans une des piles, afin que les fondations résistent.

En Inde, on pensait que les Anglais construisaient les assises des ponts sur des têtes coupées d’enfants.

Oui, c’est un peu dur !!

Longtemps, il restera des conteurs inconditionnels d'histoires d'enfants sacrifiés dans une barrique. Quand il y a deux barriques, l'une avec l’enfant et l’autre avec le vin, il est difficile de ne pas faire le rapprochement avec le rituel catholique, et le sacrifice du fils du Dieu des chrétiens. Quant à la barrique de vin, ce serait le sang des sacrifiés, que l'on retrouve au cours des homélies. Dans les deux cas, la barrique contient un élément précieux.

A Pontivy (Morbihan), on garda longtemps la mémoire des sacrifiés aux dieux aquatiques pour la construction des piliers de pont. Avec le temps, on sacrifia de préférence des prisonniers, ou les innocents des villages, que l’on enfouissait vivants dans les piles et sous la première pierre de l’édifice. Et hop, des bouches de moins à nourrir !

La trame de certaines légendes met en avant la femme du maître d’œuvre. Exemples : lors d’une visite de la femme du maître maçon sur le chantier, son mari prétend que l’anneau de ses épousailles est tombé au milieu des fondations. Elle offre alors d'aller le chercher et elle est aussitôt emmurée vivante. Dans certains cas, en mourant, elle maudit le pont qui, depuis, tremble comme tige au vent.

Ou encore, dans « Les contes albanais » d’Auguste Dozon, en 1881 : « Trois frères maçons se plaignent de ne pouvoir faire tenir leur pont. Un vieillard vient à passer et leur indique le moyen de faire tenir la construction. Les deux aînés dévoilent à leur femme le secret que le vieil homme leur a confié. Epouvantées, elles se refusent à être emmurées. Les époux argumentent : « C’est pour le bien de la communauté que l’ouvrage se doit d’être solide ». Mais elles restent sur leur position, en prétextant qu’elles aussi ont de l’ouvrage. Les deux aînés vont trouver la femme du benjamin, qui allaite son enfant. La jeune femme, très pieuse, accepte de se faire emmurer, à la condition qu’un trou soit aménagé dans le mur, afin qu’elle continue d’allaiter son enfant. Son souhait est exaucé. Bien qu’elle fût morte, il continua à couler du lait du trou, jusqu’au sevrage de l’enfant. Depuis, ce lait s’est transformé en une source intarissable, dont l’eau miraculeuse soigne les femmes qui n’ont pas assez de lait pour nourrir leur bébé.»

Cette base d’histoire a servi dans d’autres cas, avec d’autres sacrifiés. Les mauvais esprits penseront peut être que certains conteurs avaient des comptes à rendre…

Un peu dans la même veine, à propos du Pont de Mostar (le Stari Most de Mostar ; date du XVIe siècle, 1566), en Herzégovine. Ce pont fut construit d’une seule arche de 30 m, en dos d’âne. Elle resta longtemps la plus grande du monde. On peut donc comprendre que cet exploit excite l’imagination. Une légende veut que les Vilas (fées) s’employaient à démolir la nuit ce que les maçons construisaient le jour. Le maître maçon fit un songe, qui l'enjoignait d'emmurer une Tzigane dans les fondations. La femme supplia qu’on lui laisse un trou pour allaiter son enfant, mais le maçon refusa. On dit que, du pilier où a été emmurée la femme, un liquide blanc s’écoule, et que depuis, les femmes qui n’ont pas de lait vont frotter leurs seins aux pierres du pilier. Le maçon, après la fin de l’ouvrage, se fit des ailes et s’envola du pont. Longtemps, chaque année lors du dernier week-end de juillet, on venait de partout admirer de jeunes plongeurs sauter du pont dans la rivière, 25 m plus bas. A l’époque de Paul Sébillot, les conteurs disaient que le pont n’avait pas tenu plus d’un an. Mais qui allait vérifier ? Toujours est-il que la guerre croato-bosniaque, en 1993, détruisit le pont.

Les territoires dominés par l’invasion romaine étaient régis par une administration compartimentée. Plusieurs théories ont étés émises quant au titre de Pontife. Il semblerait qu’elles se rejoignent, ou que la frontière en soit par trop ténue.

A Rome, il y avait un collège de Pontifes. Le Grand Pontife, chef du collège de Rome, fut institué par NUMA (Numa Pompilius, deuxième roi de Rome qui régna de 714 à 671 avant notre ère. D’aucuns pensent que c’est une légende). Le collège était constitué de Pontifes majeurs, que SYLLA (Lucius Cornelius, Dictateur né en – 136, mort en –80) porta au nombre de 16, et de Pontifes mineurs, acolytes ou secrétaires des majeurs. Leurs annales étaient conservées dans le temple de Jupiter, au Capitole. A l’origine, ce pouvaient être les ministres des dieux, chargés de l’entretien du Pont Sublicius, jeté sur le Tibre, où étaient pratiqués les sacrifices. Le pont était alors en bois, fer et métal étant omis car jugés profanateurs. Les Romains honoraient les divinités particulières des fleuves et rivières à fort courant, en construisant un seul pont, qui servait d’autel. Le Tibre étant la divinité majeure, le pont Sublicius était sa ‘’cathédrale’’.

Le collège des Pontifes était voué aux Grands Dieux ; Pontifex, Pontificatus, dériveraient de Potentes = puissants ; parce que les Dieux des Pontifes, étaient supérieurs aux autres.

Toujours est-il que l’on retrouve le mot ‘’pontife‘’ accolé au titre des Césars. Pour les Juifs, c’est une charge sacerdotale des plus importantes, et chez les Chrétiens, cela identifie le plus haut des dignitaires religieux. En bref, c’est le chef du peuple, au pouvoir civil et religieux, celui qui fait le pont, jonction reliant le quidam au céleste.

D’après Bouché-Leclercq, le culte des sacrifices des Argées (Argei), antérieur à la fondation de Rome, dut persister longtemps dans cette ville. Ils se trouvaient en relation avec les ponts, lieux du sacrifice. Il y aurait eu deux cérémonies distinctes, une procession aux chapelles, qui avait lieu les 16 et 17 mars, et le sacrifice sur le pont Sublicius. Les Pontifes, les Vestales, les préteurs et autres magistrats, se rendaient sur le pont. Les Pontifes offraient le sacrifice d’usage, les Vestales précipitaient dans le Tibre 24 mannequins d’osier appelés Argées, d’où le nom du culte. La légende veut que ce soit Hercule, qui persuada les aborigènes du bord du Tibre de remplacer les victimes, Grecs et Argiens qu'ils rejetaient à l'eau, par des mannequins d'osier.

D’après Charles Dézobry, le grand collège des Pontifes disparut momentanément durant les orages qui ébranlèrent ’’La Rome‘’ du Ve au VIe siècles. Si le polythéisme succomba, le catholicisme reprit, arrangeant à son usage la forte hiérarchie sacerdotale de la prêtrise romaine. Le grand Pontife devint le Pape, et le collège, les cardinaux (extrait du Larousse du XIXe p.1413).

Pour l'Abbé Grégoire et le Père Hélyot, l’ordre des frères pontifes pourrait avoir été confirmé par le pape Clément III, quand le pont d’Avignon fut terminé, en l’an 1188. Les ordres des pontifes et des hospitaliers avaient tous deux, dans leurs fonctions, le devoir de venir en aide aux malades, aux indigents et de protéger les voyageurs. Ils devaient établir des ponts, des bacs, puis les entretenir, au moyen de péages, dont les pauvres étaient exemptés. Ils faisaient construire hôpitaux, hospices et chapelles dans le même but. Ces établissements étaient proches de l'entrée des ponts, sur la rive qui faisait face au bourg. C'était un moyen de contrôler les visiteurs en cas d'épidémie, et de faire payer les plus riches pour aider les pauvres et entretenir les bâtiments. Nicolas V permit aux frères pontifes de porter l’habit blanc, avec un morceau d’étoffe rouge appliqué sur la poitrine, qui représentait deux arches du pont d’Avignon, surmonté d’une croix. C'était des hommes de Dieu mais aussi des gens d'armes, dont les premières commanderies se situaient surtout en Provence et en Vivarais. L'ordre fut supprimé en 1459.

Dans le Morbihan on raconte qu’à l’époque de la domination romaine, à chaque fois que ces derniers essayaient de construire un pont, les pierres qu’ils posaient pour servir de fondations disparaissaient au bout d’un certain temps. Ils décidèrent alors de planter des pilotis mais, tout comme les pierres, ils disparaissaient comme par enchantement. De temps à autre, ils les retrouvaient, flottant plus loin sur la rivière. C’est alors que les Romains décidèrent d’offrir en sacrifice un des ouvriers du pont. Dès lors le pont put monter. On dit que dans toute légende, il y a un part de vérité ; dans ce conte, il n’est pas difficile de la trouver…

En Écosse, dans la paroisse d’Alyth, on sacrifia trois prisonniers Danois, sous les fondations du pont de communication, afin de dissuader ce peuple de traverser. On dit que les sacrifiés hantent les lieux et hurlent dans leur dialecte pour avertir leurs semblables.

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Quand les sacrifices humains disparurent, surtout en Europe, on continua longtemps d’arroser la première pierre, avec le sang d’animaux.

En Écosse, pour apaiser l’esprit des eaux, il y avait un proverbe qui disait : 

« If you want the bridge to stand the flood, Lay the foundation ’mong water and blood »

Si vous voulez que le pont résiste au flot, placez la fondation entre eau et sang.

Les superstitions restent bien ancrées : qui n’a jamais ressenti quelque appréhension en passant sur ou sous un pont ?

La construction de ces ouvrages n’était pas sans risques, et les accidents souvent mortels. Ils éprouvaient les âmes simples, qui mises face au danger, pouvaient craindre que ce fût le courroux d'une divinité qui s'abattait sur l'édifice. Suivant les faits, ce pouvait être aussi la vengeance d'un esprit malin, dont on avait ignoré la présence.

Au milieu du XIXe siècle, en Écosse, les Kelpie (cheval d’eau) étaient sensés prévenir le maître d’œuvre d’un éventuel risque d’accident. Il fallait donc que l’homme fût à l’écoute. Mais ce n’était pas toujours le cas, et ce dernier pouvait être soupçonné d'avoir été ensorcelé par le Malin.

En Herzégovine, on prétendait qu’il fallait éviter que notre ombre se reflète sur la pile de certain pont, car elle pouvait y être emmurée, et l’on mourait dans l’année.

Avec le temps, les moeurs se sont adoucies et les maîtres maçons sont devenus plus rusés que le Diable. Ayant combattu le démon et gagné sur le Malin, ils se sont transformés en saints lumineux. Mais il reste toujours le rituel du sacrifice d’un animal offert au divin, sanglant ou non.

En Grèce, après la pose de la première pierre, pour le pont de Plaka (une seule arche, en dos d’âne, ouvert en 1866, victime d’une inondation en 2015) , on sacrifia un agneau et un coq noir.

De nos jours, le sang est remplacé par le vin, et l’offrande (animal ou autre) par des pièces. C’est ainsi que dans certaines régions, au XIXe siècle, on pouvait avoir deux versions différentes de l'histoire pour un même pont.

Dans les Alpes, on arrosait la voûte de certains ponts avec du vin ou de la cervoise. Aujourd’hui on fracasserait une bouteille de champagne.

Gustave Eiffel raconta à Paul Sébillot que, lors de l’inauguration du pont du Douro, au Portugal, avant de servir les invités en champagne, on répandit du vin sur le tablier du pont.

Dans les légendes bretonnes, les précieux cristaux de sel ont leur importance. On les mélangeait au mortier de la maçonnerie des piles, afin d'empêcher lutins et fées, qui n’aiment pas le sel, de détruire le travail du jour.

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prague votifLe don votif n’a toujours pas disparu ; combien de pièces ou de cadenas retrouve-t-on, les unes offertes aux sources des rivières et sous certains ponts, les autres accrochés à la balustrade de ponts, comme à Prague ou à Paris ? On trouve aussi, encore aujourd’hui, accrochés aux branches des arbres, le long d'un chemin menant à une source sacrée, des rubans ou des morceaux de vêtement, volant au vent et porteurs des vœux à exaucer, comme en Bulgarie.

L'offrande de pièces de monnaies se trouve racontée lors de cérémonies religieuses chrétiennes. En 1573, au cours d’une messe, le pape Grégoire XIII jeta au pont Palatin, en cours de restauration, des pièces d’argent et de bronze, dans les fondations d’une des piles.

Au ponte Rotto, ou pont milius, le pape Sixte IV ( pape de 1471 à 1480) descendit dans le lit du fleuve où il déposa des médailles à son effigie, sous une pierre carrée et gravée.

Les pièces de monnaie restent maîtresses des rites, dans les pays riches. Les dieux et génies aquatiques en sont friands. Lors de la cérémonie de la première pierre, nombre d’ingénieurs des Ponts et chaussées de la fin du XIXe et du début du XXe siècle rapportent l’insistance des maîtres maçons et de leurs ouvriers, pour qu’une pièce de monnaie soit placée sous la première pierre.

En 1890, le ministre des travaux publics, Yves Guyot, allait sceller dans la maçonnerie la boîte contenant le procès-verbal de l’opération de la pose de la première pierre du Pont de Conflans-sur-Seine, quand on lui fit remarquer qu’il devait d’abord introduire dans la dite boîte une pièce de monnaie de l’année. Personne ne put en fournir, aussi on voulut passer outre, mais les maçons refusèrent de se remettre au travail. On dut alors se rendre dans le voisinage pour collecter la pièce susdite. La cérémonie prit du retard, le ministre aussi, et son humeur s'en ressentit…

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Dans certains pays, l’emplacement de la construction d’un pont est déterminée non seulement par un besoin de commodité, mais aussi et surtout pour obéir à des règles religieuses.

La géomancie détermine la position et l’emplacement du pont. Cette technique de divination est fondée sur l'analyse de combinaisons de points et de traits. En Chine, déroger à ce rituel, c’est exposer la population à la petite vérole, aux maladies des yeux, et affecter matériellement la prospérité des régions environnantes. Au Japon, il faut respecter le sens de l’écoulement de la sève du pieu qui supportera le pont. Sinon, les petits génies de la sève, ne supportant pas d’avoir la tête en bas, prendront la fuite, le bois dépérira et mourra, mettant l’ouvrage en péril.

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A l'inauguration du Pont ferroviaire de Garabit, construit par Eiffel en 1888, Paul Sébillot rapporte qu'il avait assisté au sacrifice de chats.

Le sacrifice d'animaux restera longtemps encore bien ancré dans les cérémonies d'inauguration. De nos jours il est encore présent dans certains pays pour des rituels religieux.

Une légende veut qu’un maçon, qui n’arrivait pas à faire tenir un pont, entendit une voix miraculeuse lui ordonner de sacrifier neuf frères sur les fondations. Quelque peu déconcerté, l’idée lui vint de sélectionner des œufs pointus de sa meilleure poule, réputés pour contenir des mâles. Il les fit couver, et il eut bientôt, effectivement, neuf coqs. Les poussins furent tués sur les fondations et le pont fut terminé et solide.

L’animal offert en sacrifice, à l’ouverture d’un pont, se retrouve dans de nombreux contes et légendes pour tromper le diable. Ce dernier, à qui on a demandé de l’aide pour la construction, réclame comme due la première âme qui le traverse. Tous les animaux de la ferme sont avantageusement représentés. Quelques boucs, loups, lièvres, sont offerts en sacrifices par les saints, car ils sont l’incarnation du Malin. La couleur de l'animal peut être mise en avant, le blanc est symbole de la pureté, le noir du mal. Le cheval est rarement sacrifié, trop utile et précieux…

En Corse, un coq blanc réussit à réveiller Saint Martin, pour le prévenir que le Diable tentait de traverser son pont.

Les ponts du Diable

En Espagne, en France, et sans doute ailleurs en Europe, bien des ponts d’une seule arche sont considérés comme des constructions du Diable.

(voir sur l'article de wikipedia Pont du Diable les 169 ponts de ce nom recensés en France)

barad dur

A Nantes, depuis des temps immémoriaux, la menace du Diable faisait partie du quotidien. On le retrouve même dans les actes des tabellions ; ainsi le Duchesse de Bretagne, Constance, confirmait ou octroyait par acte aux religieux de la Madeleine, la possession des ponts, depuis Pirmil jusqu'à Nantes, avec ordre de les entretenir : "Cette donaison ou autrement qu'ils soient damnés à tous les diables et qu'ils endurent (les religieux) la peine avec le trahiste Judas" (extrait du chapitre XII p. 281 et suivantes de "l'étude sur les ponts du Moyen-âge d'Alexandre Colin).

Une tradition populaire, située entre le baie de Bourgneuf et les Sables-d'Olonne, nous raconte comment Satan mit sur pied des légions d’innombrables démons, pour lutter contre le puissant apostolat du grand Saint Martin. C’est au cours d’une de ses missions, qui le menèrent à Notre -Dame-de-Monts, que Saint Martin conçut le projet de porter jusqu’à l’île de Noirmoutier et l’île d’Yeu, la lumière de l’évangile. Satan y régnait alors encore en maître.

Il faisait très chaud ce jour-là. Martin résolut de construire un moulinet en glace pour s’éventer et tenter le Diable. Vers midi, Satan vint trouver Martin et lui proposa de l’or en échange de son moulinet. Martin refusa l’échange mais lui proposa un marché. Satan devrait construire un pont, et le moulinet serait à lui. Ils furent d’accord pour la construction d’un pont qui relierait Noirmoutier au continent. Le pont devrait être terminé avant le chant du coq, et la première âme à traverser serait le paiement pour Satan. Ce dernier convoqua alors le ban et l’arrière-ban de sa cohue de reprouvés, ainsi qu’une foule de diables, diablotins, lutins, farfadets et fées, de toutes formes et de toutes tailles. Il leur expliqua le marché contracté entre lui et leur redoutable ennemi, l’apôtre du Christ, Saint Martin. Il espérait bien qu’en conclusion de ce marché, ce soit Martin la victime. Satan comptait user de ruse et avait conçu pour cela un plan. Les légions diaboliques se mirent à l’œuvre, mues par la perspective enivrante d’en finir avec l’apôtre. En un clin d’œil, des montagnes de pierres furent déplacées et posées dans la mer. Ils furent à la mi-chemin très vite. Il leur restait encore bien du temps pour finir avant le chant du coq, et les premières lueurs de l’aube qu'ils redoutaient. Leur moral était au beau fixe, bientôt Saint Martin serait leur esclave. Satan avait enivré le coq, afin qu’il retarde son chant. Mais l’alcool eut l’effet inverse sur le perfide animal. Il s’embrouilla dans les heures, et se mit à chanter bien avant l’aube. Toutes les légions de Satan se retrouvèrent alors figées par une puissance invincible. Les blocs de pierre qui devaient rejoindre l’édifice, restèrent sur place et le pont ne fut jamais terminé. Les gens de l’île et du continent durent encore, bien des années, passer par le Gois.

Un seigneur fut attaqué traîtreusement par un de ses rivaux ,alors qu’il passait à gué le Lignon ( Ardèche). Lors de la rixe, il fit le vœu de bâtir un pont de pierre sur la rivière, s’il était vainqueur. Mais son assaillant était un félon des Fayettes (Sud de l’Isère). Se sentant en difficulté, ce dernier recommanda son âme au Diable à qui il promit, lui aussi, un pont, mais sur la Bonne. Et c'est lui qui l'emporta. Le pont de la Bonne devint le Pont du Diable. En 2000, on y inaugura un des rares ponts couverts en France sur la Bonne, dit le pont des Fayettes.

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Saint Cado habitait un ermitage, dans le Morbihan, sur un îlot de la rivière d'Etel. Devenu vieux, il avait de plus en plus de mal à traverser l’eau pour se rendre sur la grande terre. C’est lors d’une de ses traversées qu’il rencontre un jeune homme, au comportement rodomont, qui lui dit être capable de construire un pont, en une nuit. L’ermite pourra ainsi se rendre à Belz plus facilement. Mais Cado n’est pas dupe, il a reconnu Belzébuth. Il lui demande toutefois ses conditions. «La première âme qui passera sur le pont sera pour moi, dit le fanfaron jeune homme». Le marché fut conclu. A la nuit tombée, Satan, car c'était bien lui, fit venir sa mère pour l’aider. Vêtue de son grand tablier, elle ramassait les pierres sur les landes de Plouhinec et les déposait auprès de son fils qui, bien que le travail fût mal fait, réussissait dans son entreprise. L’aurore n’avait pas encore pointé, que le pont était terminé. Le Diable rappela alors sa mère, afin qu’elle cesse de ramasser des pierres, puis il appela Cado, afin qu'il tienne sa promesse. Mais le saint homme est rusé. Il ne passe pas sur le pont. Il y envoie un chat, à sa place. C’est donc l’âme de l’animal qui est offerte. Le Diable, furieux, hurle sa colère. A l’appel de son fils, la mère accourt, elle vide son tablier et d’un coup de bâton, elle fend la plus grosse des pierres en deux. C’est depuis que l’on reconnait les pierres de la mère du Diable. Son fils, lui, décide de détruire le pont, mais Cado se précipite pour l’en empêcher. En courant, l'ermite glisse du pont. Depuis, seule reste l’empreinte de l’endroit où l'homme saint chut. Les pèlerins l’ont recouverte d’une grille en fer, et érigé un calvaire en granit.

La même histoire se retrouve pour le Pont Christ, en Plounéventer. A Beaugency, le chat s’est défendu et il à lacéré la face de Satan. A Pont-de-L’Arche, le Diable payé par un animal ne finit jamais le parapet du pont.

A Toulouse, le duc Guillaume voulut faire construire un pont, sur le passage qu’il prenait pour traverser l’Hérault et rendre visite à Saint Benoît, à l'abbaye d’Aniane. Mais le Diable détruisait la nuit ce qui le jour était construit. Le duc finit par aller trouver Satan. Ils se mirent d’accord, la première âme à traverser le pont d'Aniane serait pour le Diable. A l'ouverture du pont, Guillaume lança alors un chat. La légende conclut que depuis, les chats sont des animaux de Satan et les chiens, ceux des hommes.

Jules Baissac, dans la ‘’revue Nemausa’’, en 1883, émit l’hypothèse que les pontifes pouvaient avoir été les prêtres d’une divinité lunaire. Le chat et le lièvre, étant des symboles de la lune, on les offrait en sacrifice à la déesse Diane. Le christianisme les aurait transformés en démons païens. Mais cette théorie est pour le moins réductrice. Il reste à souligner l’article d'Alphonse Artozoul de 1898, dans la même revue, sur la légende du lièvre de l'aqueduc du Pont du Gard.

L’histoire met en scène une très belle jeune fille, en âge des épousailles .Son père veut la marier, mais tous les prétendants qu'il lui présente la rebutent. Son père se fâche, elle promet donc d’épouser le jeune homme qui réussira à réunir les eaux de la fontaine de Nîmes, à celles de la source de l’Eure. Plusieurs soupirants sont sur la liste. Un des jeunes hommes a pour la belle des sentiments sincères. Il ne tient pas à être éconduit, aussi réussi-t-il à passer un pacte avec le Diable pour qu'il l'aide à construire un aqueduc. Satan, toujours séducteur, lui demande en échange, que la première âme qui traversera le pont, lui soit réservée. Bien sûr, Belzébuth s'attend à ce que ce soit le jeune homme qui traverse le premier. A la fin des travaux, ils se donnent rendez-vous aux dernières lueurs du jour, pour éprouver l'édifice, avant de le mettre en eau. L'amoureux est un rusé jeune homme, il connaît l'enjeu. Avant de se rendre au rendez-vous, il attrape un lièvre (selon d'autres conteurs, il s'agirait d'un chat). Il se présente à la tête du pont, le Diable l'attend à l'autre extrémité. Il sort alors, de ses vêtements, le lièvre et le fait passer devant lui. L'animal rejoint le diabolique maçon, qui beau joueur reconnait sa défaite. Bien sûr le jeune homme épousa sa belle, et ils eurent bon nombre d'enfants.

A Cahors aussi, lors de la construction du Pont Valentré, le maître d’œuvre fit appel au Diable. Il promit à ce dernier que s’il l’aidait à l’édification du pont, en obéissant en tout point à chacun de ses ordres, son âme lui serait acquise. L’affaire fut conclue. Le pont étant presque achevé, le maître d’œuvre sentit son heure arriver. Il donna alors l’ordre au Diable d’aller chercher, dans un crible (instrument percé de trou, un tamis), de l’eau nécessaire aux maçons pour dissoudre la chaux. Le Diable tenant tant à sa récompense obéit, mais, n’arriva jamais à porter l’eau aux ouvriers. Rendu furieux, il décida de jouer un tour de sa façon au maître d’œuvre. Quand le pont fut prêt à être terminé, l’angle nord-est de la tour du milieu s’écorna dans le voisinage du toit. On le répara plusieurs fois sans succès. En 1872, l’angle était toujours écorné. M. Gout, qui restaura le pont à cette époque, laissa cette marque pour perpétuer la légende. Il fit sculpter sur la pierre le portrait de Satan faisant des efforts pour l’arracher.

barad mou

On dit encore que le pont bâti sur l’Aisne, qui sépare Soissons de son faubourg Saint-Waast, fut construit par le Diable, à la demande d’un maître maçon qui avait de la peine à l’ouvrage. Satan demanda en paiement que, tous les treize individus passant sur le pont, hommes ou bêtes, le treizième serait à lui. Le marché conclu, le pont fut construit en une nuit. Au matin, tous les habitants du bourg furent si heureux de l’aubaine qu’ils se précipitèrent sur le pont. C'est alors que tous les « treizièmes » à mettre les pieds sur l’édifice, se désintégrèrent. Satan était très satisfait de sa récolte d’âmes. C’est Saint Waast, alors évêque d’Arras et abbé de Soissons qui, alerté par l’hécatombe, demanda une audience avec le démon. Mais l’entrevue tourna mal. Les deux protagonistes se battirent. Saint Waast réussit toutefois à passer son étole autour du cou du Diable. Ainsi maintenu, le démon fut transporté dans une des tours de la ville, où on l’emmura. C’est ainsi que la ville de Soissons fut sauvée de la tyrannie.

Le pont de Saint-Cloud (Hauts-de-Seine), qui existait, en bois, depuis le IXe siècle, a longtemps porté malheur. Jusqu'au XVIe siècle, la tradition voulait qu'un roi ne pouvait le passer sans mourir aussitôt. Mais on y fit passer le convoi funèbre de François 1er, ce qui leva la malédiction. Cependant, peu après, le pont commença à s'ébranler, dit-on, alors que l'on faisait traverser un enfant tout juste baptisé. Le cortège passé, le pont s’écroula totalement.

En 1556, sous le règne du fils de François 1er, Henri II, ordre fut donné de remplacer le pont de bois par un pont de pierre. Les aléas commencèrent, dés le début de la construction. Les travaux allaient lentement, l’architecte était très embarrassé, car il ne pouvait tenir ses délais. Sans cesse, il rencontrait de nouvelles difficultés. Il passait des nuits entières à brûler des chandelles sur ses plans, les yeux rougis par le manque de sommeil. C’est Satan en personne, qui vint lui proposer un marché, toujours le même, la première âme à passer sur le pont serait sa récompense. Epuisé, déprimé, l'architecte conclut le marché. Dès lors, le pont fut promptement construit. Mais l’architecte avait des scrupules. Il pensa que le mieux serait qu’il se livrât lui-même. Il se confia alors à sa femme, qui était très pieuse. Elle lui conseilla d'aller se recueillir et de demander conseil à Saint Cloud. L’entrepreneur passa la Seine, sur son batelet, et se mit à prier avec ferveur, sur le tombeau du saint. Il était bien connu que Saint Cloud s’était toute sa vie moqué du Diable, aussi inspira-t-il l’architecte. Le jour de l’inauguration, ce dernier lâcha des souris à l’entrée du pont et mit un gros chat à leur poursuite. Satan s’empara du félin, et reconnut qu’il avait trouvé là plus fin que lui. L’architecte en conçut quelque orgueil. Mais le Diable est bien plus malin et se frotte les mains, car, depuis que le pont est en pierre, il récupère les âmes des suicidés. Saint Cloud, lui, doit se contenter des cadavres que charrie la Seine. On raconte que l'on vit longtemps les filets de Saint Cloud arrêter tous ce qui se présentait, même les déchets. Le pont a été remplacé sous la Restauration.

Quelquefois le démon continue à ricaner, malgré sa défaite évidente, car aucun pacte ne l’empêche de recueillir l’âme des suicidés. Symboliquement, c’est une mise en garde du christianisme contre le paganisme, le suicide étant interdit par l’Église.

sautera pasSautera, sautera pas ?

Les ponts des fées

En 1792, un conteur narrait que le pont de pierre de Gérardmer, dans les Vosges, avait été construit pour lever un sort. Il y avait fort longtemps de cela, à cet emplacement, un pont-levis, en bois, permettait de sortir de la ville. Il n'était pas le seul, mais celui-ci conduisait sur les terres qui jouxtaient celles du domaine d'un merveilleux palais. Les jeunes gens du pays qui le franchissaient ne revenaient jamais. Dans ce palais, disait-on, vivaient des fées qui attiraient les aventureux jeunes hommes. Elles leur faisaient boire des filtres magiques, qui leur enlevaient toute volonté de rentrer chez eux. Elles les gardaient prisonniers, dit-on, en relevant le pont-levis. Cela était fort ennuyeux pour les villageois. Les jeunes filles se retrouvaient sans prétendants. Les champs, sans bras pour effectuer le travail. C’est ainsi qu’on résolut de construire un pont de pierre avec les deniers des villageois. On le nomma le pont des fées. L'histoire ne dit pas ce que sont devenus le château et ses habitantes…

En Loire-Atlantique, sur la route de Guéméné à Redon, un homme résolut de démolir nuitamment le pont et la chaussée, qui menaient au village voisin. Devenu gros exploitant, il avait besoin de place pour rincer et étendre, plus commodément, son chanvre. Mal lui en prit, car les fées aquatiques veillaient sur le passage. Elles entrainèrent notre homme dans la vase et l’ensevelirent sous les débris du pont . Depuis, il est condamné à sortir la nuit, pour entretenir le gué qui s’est formé. Régulièrement, de terrible tempêtes endommagent son ouvrage.

Les ponts des saints

La plus connue des histoires de pont est la légende du Pont D’Avignon. Il y a bon nombre de textes sur le sujet, mais il nous semble impensable de ne pas le citer. Qui n’a pas chanté en son enfance "Sur le pont d’Avignon, on y danse, on y danse !?". Les faits remontent à l’époque du pape Innocent IV (Pontife de 1243 à 1254).

C'est l'histoire d'un jeune garçon, Bénezet, gardien de chèvres. Il était affectueusement appelé par ses proches Petit Benoît car il était très pieux et suivait les préceptes de Saint Benoît. Il naquit à Almillat, à trois journées à pied d’Avignon. A cette époque on traversait difficilement le Rhône, les ponts de bateaux successifs ne convenaient plus aux besoins de la population des deux rives. Les autorités rassemblées avaient des difficultés à s’entendre quant à une nouvelle construction. C’est au cours d’un de leurs débats, au bord du fleuve, qu’intervint le jeune berger Bénezet, alors tout juste âgé de 12 ans. Il était arrivé à pied de son village natal et prétendait que Jésus lui était apparu. Le fils de Dieu l’avait guidé jusqu’à eux, avec des instructions précises, pour la construction et l’emplacement d’un pont, exceptionnel. Les notables, sceptiques et contrariés d'avoir été interrompus par ce rodomont gamin, le menacèrent de le faire rosser pour son arrogance. Ils sommèrent l'enfant de cesser son blasphème et de rentrer chez lui. Mais Petit Benoit ne tint pas compte des menaces, il se savait protégé. Il s’agenouilla devant une pierre, fit une prière et un signe de croix, en disant « Domine, adjuva me », puis, il tendit la main au-dessus de la masse inerte, et cette dernière fut soulevée du sol miraculeusement. Elle alla, doucement, se poser sur la rive du ’’Rosne’’(Rhône). Puis ce fut le tour d’une autre pierre, puis encore une autre. Médusés, les notables retinrent leur souffle. Bientôt des pierres aux couleurs chaudes, arrivèrent de tous côtés. Elles étaient élégamment taillées, et prenaient place les unes sur les autres, s’emboîtant parfaitement. Dans le lit du fleuve, un pont magnifique sortait petit à petit des flots. Les hommes se mirent à genoux devant l’enfant, et lui demandèrent de leur pardonner. Une chapelle fut construite sur une des piles du pont ; elle fut dédiée tout d’abord à Saint Benoit et reçut plus tard la sépulture de Bénezet. Elle fut déplacée lors de la démolition du pont. De nombreux pèlerins vinrent se recueillir en cette chapelle. On dit aussi qu’il y eut beaucoup de miracles. Bénezet fonda un hôpital, aux pieds du pont, pour recevoir, héberger, nourrir et soigner pèlerins et indigents. Après cette vie bien remplie, il s’éteignit paisiblement. On dit qu’il continua même, depuis l’au-delà, à soigner et protéger. Reconnu par ses pairs, il fut canonisé. Ce serait le Diable qui aurait démoli la première pile du pont, sans doute pour assouvir quelque vengeance. L’hôpital aurait été détruit au XVIe siècle. L’ordre des pontifes d’Avignon, en 1622, portait encore leur habit particulier.

willem van nieuland parab bon samer dijonQuand on tient une bonne histoire qui marche, on prend les mêmes bases et on la remet au goût du jour. C'est ainsi pour le pont qui suit….

C'est la légende du Pont Saint-Esprit (Gard). Il est bâti au confluent de l’Ardèche et du Rhône. En 1448, le pape Nicolas V fit se propager un conte. Commerçants ambulants, ménestriers et moines, étaient chargés de le diffuser partout où ils allaient. Le récit contait l’apparition d'un ange à un jeune berger. Le messager céleste lui donnait les instructions, pour construire un pont, au confluent des deux impétueux cours d’eau. Pour ce défi, il devrait avant tout sélectionner seulement douze ouvriers, des plus compétents, pour réaliser l’ouvrage. Ce chiffre était important, car il faisait écho aux douze principaux apôtres retenus par le dogme. On venait de loin écouter l’enfant raconter son histoire et s’incliner devant l’oratoire que l'on avait érigé à l'endroit même où l’ange était apparu. Dons et offrandes affluèrent. Un hôpital et un hospice furent construits, ainsi que le pont.

Dans une autre version, c’est Dieu lui-même qui vint en aide aux habitants de Saint-Saturnin-du-Port. Il y avait en ce lieu des pêcheurs, des bûcherons, qui logeaient le long du confluent. Un ange de lumière était apparu à un jeune berger de douze ans, qui faisait paître les troupeaux le long des berges. L’enfant, envoyé de Dieu, vint trouver l'archevêque. Il communiqua au prélat, ce que, mot pour mot, Dieu lui avait commandé. Il désigna l’endroit où un pont devrait être érigé.

« - C’est là où les barques font naufrage, dit le messager ; il faudra tout d‘abord construire un oratoire et un hôpital pour les pauvres. »

Ainsi fut fait. Avec les dons récoltés, il y eut suffisamment d'argent pour construire le pont. On dit que le Saint-Esprit lui-même aida à sa construction, le jour sous les traits d’un simple ouvrier qui, la nuit, continuait seul l’ouvrage. Le ville de Saint-Saturnin- du-Port prit le nom de Pont-Saint-Esprit en hommage au Grand Architecte, réalisateur et initiateur de l'édifice. En tout état de cause, le pont Saint-Esprit s’auréola de miracles et la ville prospéra.

On dit aussi que ce serait le moine Saint Saturnin, qui vit en songe une langue de feu se déposer sur le Rhône. Cette vision détermina l’emplacement du pont. Il convoqua alors ses frères pontifes, qui aidèrent à sa construction. Proche du pont, ils construisirent une chapelle, peut être à l’emplacement de l’église Saint-Saturnin actuelle ?

En Bretagne, c'est Saint Yves qui intervient pour aider miraculeusement à la construction de certains ponts. Chaque région à son saint ou sa sainte de prédilection. Ayant remplacé ou vaincu une divinité aquatique, il, ou elle, peut intervenir lors de la construction d’un pont, ponceau ou passerelle.

En Espagne, c’est le saint homme Goncalves d'Amarante qui construit des ponts merveilleux, aidé par des taureaux.Saint Juan d'Ortega, disciple de Saint Dominique de la Cazalda, continue l’œuvre de son maître et bâtit ponts et routes. On trouve souvent un de ces thaumaturges parlant aux poissons, afin qu’ils nourrissent les ouvriers du maître d’œuvre. En Espagne, beaucoup d'anciens ponts des XIIe et XIIIe siècles sont attribués aux commanderies des Templiers.

Les ponts des fantômes

Les légendes peuvent engendrer ou faire ressortir des craintes viscérales. Ainsi trouve-t-on des histoires de ponts hantés, surtout ceux dont les arches sont peu élevées. L'ombre des voûtes fait songer à de ténébreuses cavernes où peuvent se cacher démons et mauvaises gens. Ils sont à l'affût du voyageur égaré. Il n’était pas rare, au XIXe siècle, de trouver une croix qui rappelait un fait divers survenu près d’un pont.

Dans la catégorie cancans : en 1499, le pont Notre-Dame, de Paris, tomba. La cause, d'après la rumeur, venait d’un parricide qui y avait été perpétré ; un dénommé Richard Leslie y avait assassiné sa mère et l'avait jetée du pont.

La peur du noir, couleur symbolique des ténèbres, de la nuit, des coins sombres, de tout ce qui est mauvais, la disparition des ombres, l'augmentation des sons, de l’écho qui se répercute sur la voûte des arches, excitent l’imagination et entretiennent l'angoisse. C'est ainsi que les légendes ont engendré des personnages fantastiques, liés aux eaux et aux ponts.

En Corse, on craint les Stryges, en Bretagne les Fions, petits hommes fées. En Suède, le Stromkari est un neck, homme des eaux, qui habite sous un pont. En Norvège, c’est un vieux troll qui s’amuse à faire peur aux chevaux qu’on tente de faire traverser. Dans certains contes ou chants, c’est l’esprit du pont lui-même qui séduit les jeunes filles. Dans certaines régions du nord, c’est un Neck qui s’élance des abîmes et entraîne les jeunes filles par le fond.

Il ne faut pas oublier les fantômes, blêmes silhouettes, squelettes farceurs, qui arpentent les ponts et les berges. Bien des histoires rapportent qu'à la nuit pleine, on peut voir le voile d’une femme, flottant au vent, alors que sa silhouette blanche et vaporeuse se déplace sur les planches d’un pont. C’est là le fantôme d’une belle, au cœur brisé par l’attente du retour impossible de l’être aimé. Suicidée ou assassinée, elle erre entre lumière et ténèbre, dans l'attente d'une rédemption.

Il peut se faire aussi qu’à la pleine lune, vous découvriez une belle lavandière qui lave son linge près d’un pont. Elle vous empêchera certainement de passer si vous êtes un homme. Les lavandières sont nombreuses à hanter les ponts. Méfiez-vous surtout des ponts qui ont été construits à l’emplacement d’un gué, où elles lavaient leur linge. N'écoutez pas leurs gémissements, bouchez-vous les oreilles à leurs plaintes.

Quelquefois, vous rencontrerez peut-être un animal solitaire, chien noir ou cheval blanc. Il y a toutes sortes d'animaux qui sont élus gardiens célestes. Dans certains lieux, il vaut mieux éviter de chanter ou faire du bruit en passant le pont à la tombée de la nuit.

Dans les Côtes-d'Armor, si vous voyagez de nuit en la commune de Matignon, il se peut qu'au moment de traverser le Pont Tinguy, vous découvriez un prêtre agenouillé devant un autel. Surtout dépêchez-vous, passez sans bruit, ne vous attardez pas, ne lui parlez pas, ignorez-le, c'est le plus sage des conseils. Il est le gardien du pont. Il veille sur les morts, qui se sont jetés dans la rivière. Attention, leurs âmes errantes réclament leur dû, si l’on trouble leur repos.

Dans les Vosges, sur le pont de la Vologne, c’est une dame toute verte qui précipite le voyageur qui s'attarde sur le pont après minuit.

A Dieppe, il y avait les ruines d’un vieux pont où la sorcière Batarelle, aidée de ses compagnes, pétrissait à coups de battoir la chair des enfants. Elle trempait ses vêtements dans le sang de ses victimes, pour pouvoir garder sa jeunesse.

Il vous faut, Messieurs, vous méfier des femmes magnifiques qui, très tôt le matin ou le soir très tard, sont assises sur la balustrade d’un pont. Le plus souvent les pieds dans le vide, éclairées par un rayon de lumière cosmique, coiffant leurs longs cheveux couleur de lune, tout en fredonnant un chant mélodieux qui cherchera à s'insinuer en vous. Bouchez-vous les oreilles, ne les regardez pas, ce sont les esprits des eaux envoyés pour prendre les âmes fragiles. Elles pourraient vous entraîner dans des abysses, dont vous ne reviendriez pas.

Certains fantômes de pont ont encore quelques penchants très humains.

Dans certaines régions d’Angleterre, il faut jeter une bouteile pleine d’alcool par-dessus le pont, pour que le fantôme vous laisse traverser.

Certains ponts sont toujours en étroite collaboration avec un démon ou un saint. Dans ce cas, il vous suffira de faire un vœu sur ce pont, et il se réalisera. Les démons maîtres des vœux apportent richesse et gloire très vite. Ne vous y fiez pas, car très bientôt vous n'aurez plus de satisfactions. Au bout d’un certain temps, vous aurez de sombres humeurs et vous vous suiciderez. Satan aura alors votre âme. SI c’est un saint, amour, santé, longévité, vous seront accordés, sans contrepartie, et vous aurez votre place au paradis. Donc faites attention, les ponts construit par le diable sont nombreux…Fiez-vous à la croix du pont, elle est bénite, mais s'il ne reste que le socle, méfiez-vous…

Les histoires de ponts peuvent aussi être optimistes

En Écosse, un homme sera bien marié, si sa femme est assez hardie pour franchir seule le pont d’un torrent et garder ses pieds secs.

Dans certaines régions d’Europe, il est de coutume que les jeunes gens se retrouvent à une certaine période de l’année, en mai généralement, sur le pont du village. Les jeunes filles à marier sont assises sur le parapet, vêtues de leurs vêtements traditionnels et coiffées de couronnes de fleurs fraîches, comme un jour de fête. Les jeunes hommes viennent ensuite les retrouver, et faire leur demande.

Le 25 décembre, dans certain village des Hautes Alpes, dès qu’apparaissait le soleil, les villageois se rendaient tous sur le pont. Ils déposaient une omelette sur la margelle, assistaient à la messe ou à un rituel, puis ils partageaient leurs omelettes, qu’ils mangeaient tous ensemble.

Dans "Les fastes de Rouen" d'Hercule Grisel, on nous parle d'un petit marché aux légumes qui s'étendait sur la rue du Pont de l'Arquet ; on y faisait les fêtes du carnaval et du mardi-gras et l'on sautait du pont. "C'est qu'au pont de l'Arquet, ils chûrent dans ses iaux , ayant un p'tiot sucé bacchus par derrière,ces souffleux pensaient b'in trouver dedans robec, si pourraient renconter de quoi saoûler leur bec... " extrait de" Muze Normande" de David Ferrand.

Du temps ou les médias n'interféraient pas autant dans nos vies, parmi les lieux de convivialité prisés, les ponts tenaient une place importante. Ils étaient le théâtre de rendez-vous, galants ou amicaux, de rencontres, de manifestations ou de batailles. Partie intègrante de nos vies, urbaines ou pastorales, ils étaient le point de repère stratégique où mûrissaient toutes sortes d'histoires.

serment

Littérature, poésie et cinéma ont su les mettre en scène pour symboliser et matérialiser les sentiments qui habitent tout être vivant. L'effroi, la peur, l'angoisse, l'amour, la haine… Rappelez-vous le nombre de films dont la scène du pont donne tout son poids aux sentiments exprimés. Bien sûr lumière et musique ne sont pas à négliger ; mais le pont, quelle présence !!! Parmi des dizaines, on peut citer en exemples :
- l'orgueil, dans " le pont de la rivière Kwaï » ;
- l'angoisse dans "un pont trop loin" ;
- l'amour, suicidaire dans " La fille sur le pont" ;
- l'amitié, dans Harry Potter, plusieurs scènes se passant sur le pont couvert de Poudlard ;
- la magie, dans le" Monde de Narnia ", où un pont sépare le monde de glace et le monde chaleureux ;
- le temps, dans "La nuit de Varennes", ou Restif de la Bretonne passant sous un pont de Paris à son époque, son interprète J.-L. Barreau en ressort dans les années 1980 ;
- la ruse, dans" Le Bossu", quant Lagardère fait sauter le pont d'une seule arche, pour sauver le Duc de Nevers poursuivi par les sbires de Gonzague ;
- la trahison, dans "Mission impossible", où l'action se tient au pont Charles de Prague.
- la liberté, dans" la Vache et le prisonnier", quand Fernandel prisonnier des Allemands s'échappe en passant une rivière, sur un pont bateau de l'armée allemande, avec sa ruminante compagne, Marguerite ;
- la haine, dans Sherlock Holmes, avec Robert Downey Jr, quand l'affrontement final se déroule en haut du Tower bridge en construction.

 explosion  liberte

orgueil  impossible   Ruse, liberté, orgueil, trahison... et quoi encore ?

 Bref, la liste serait trop longue. Le pont sépare ou relie, toujours il symbolise le passage, passage entre les êtres, que ce soit dans l'amour ou le conflit, passage du destin entre deux mondes. Si nos ancêtres l'exprimaient par des légendes, les moyens d'expression d'aujourd'hui mettent en lumière ces émotions que les artistes, écrivains, poètes, cinéastes, matérialisent symboliquement à travers les ponts.

 

Les articles suivants peuvent être atteints en cliquant sur leur lien :
Les ponts et les hommes ;
Les ponts et les éléments.
On peut aussi revenir au commencement :
Prologue.)

 

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