Des origines chrétiennes ?

Depuis soixante-dix ans, des courants importants de la franc-maçonnerie française se réclament d’une vocation spirituelle. Pourquoi pas ? La franc-maçonnerie doit être assez tolérante et a toujours été assez diversifiée pour autoriser cette conception – aussi récente et spécifiquement française soit-elle. Il n’y aurait pas lieu de s’en offusquer si les partisans de cette orientation ne se référaient pas à des interprétations de l’histoire malheureusement polluées par des discours révélant des partis pris. Plus grave, cette entreprise de légitimation conduit ses propagandistes à exclure d'une maçonnerie dite « authentique » les courants différents du leur.

De nombreux ouvrages apparaissent à l’analyse comme inspirés par le seul souci de légitimation de rituels et d’obédiences, et de disqualification d’autres rituels et obédiences. Cela saute aux yeux si l’on s’amuse à comparer les écrits des uns et des autres. Des dignitaires de la GLDF ou de la GLNF entendent prouver la supériorité du Rite Ecossais Ancien Accepté, son ancienneté et sa régularité, et surtout condamner les obédiences agnostiques qui tolèrent l’athéisme. Le fondateur de la LNF disqualifie le rituel du REAA et promeut le rite français ancien ainsi que le rite Emulation. Lui aussi, naturellement, excommunie les athées (ce n'est pas grave : ils aiment ça).

Pour démontrer l’essence spirituelle de la franc-maçonnerie d’aujourd’hui et de demain, ces docteurs de la loi s’efforcent de démontrer son origine chrétienne, contre vents et marées, à tort ou à raison, et parfois en dépit du bon sens.

La franc-maçonnerie est fondée par des chrétiens.

La franc-maçonnerie spéculative, la nôtre donc, apparaît historiquement au début du XVIIIe siècle. Que ses sources soient l’aboutissement de rivières souterraines séculaires ne fait pas de doute. Leur spéléologie défie toujours l’historien : ces origines supposées sont très peu documentées, éparses, diverses, incohérentes. On ne peut guère en tirer de certitudes générales fiables. Peu importe ici : on s’accordera à dire que tous les ancêtres réels ou supposés des francs-maçons, depuis disons le Moyen-âge, ne peuvent avoir été que chrétiens, dans une Europe chrétienne.

Mais tout ce que fait un chrétien n’est pas nécessairement chrétien. Et toute institution dont des chrétiens sont membres n’est pas nécessairement chrétienne dans ses pratiques ni ses buts. Une armée composée de chrétiens ne rend pas chrétienne la guerre (voir d'ailleurs en cliquant ici l'article "Islams et violence", qui dit la même chose). Un conseil d’administration composé de chrétiens ne sanctifie pas les profits ni les pertes de l’entreprise. Les activités sportives ou manuelles d’un patronage chrétien ne rendent chrétiens ni le foot-ball, ni le macramé. Vous trouverez d’autres exemples.

De même, il ne suffit pas que les membres d’une loge du XVIIIe siècle (ou d’aujourd’hui) soient tous chrétiens pour que l’activité de la loge soit dite chrétienne.

Pour ma part, je trouve éclairant de comparer la naissance de la maçonnerie spéculative à celle de la corrida moderne (cliquer ici pour voir mon article "Sacrée corrida"). Toutes deux naissent à la même époque, dans des sociétés chrétiennes où une forme du christianisme exerce une forte domination politique. Toutes deux sont des tentatives de rationaliser, organiser et même codifier des pratiques antérieures erratiques. Toutes deux constituent des systèmes symboliques autonomes. Toutes deux sont des tentatives de donner du sens à la mort. Aucune des deux ne me semble chrétienne pour autant. Toutes deux connaîtront des condamnations papales. Aucune des deux ne me semble hérétique pour autant.

La première franc-maçonnerie anglaise rassemble ce qui est épars.

La maçonnerie commence à se réunir et s’organiser en 1717. Si sa gestation est légendaire, sa naissance est obscure. Elle apparaît au grand jour en 1721 avec l’élection du duc de Montagu comme Grand Maître, et son acte de naissance est signé par Anderson et Désaguliers en 1723, sous la grande maîtrise du duc de Wharton.

Anderson, écossais et pasteur protestant (presbytérien, c’est-à-dire calviniste), connaissait probablement la maçonnerie écossaise par son père. Il est de formation biblique, généalogiste de profession. Ses « compétences » lui permettent de réinventer l’histoire de la maçonnerie depuis Adam. Désaguliers, prêtre anglican, juriste et homme de science, proche de Newton (lui-même protestant unitarien), cherche les lois naturelles de l’univers et celles de la société humaine. Il conçoit la loge maçonnique comme un laboratoire expérimental de l’harmonie sociale. Quant à Wharton, il est alors stuartiste mais protestant ; selon l’article le concernant dans le dictionnaire de Ligou, l’orchestre joua à l’occasion de son élection un hymne jacobite interdit. Il se convertira au catholicisme trois ans plus tard, en exil. Tout en restant un libertin fameux.

Ces trois parrainages montrent l’absurdité qu’il y aurait à imaginer l’existence, même éphémère, d’une « maçonnerie andersonienne » d’essence hanovrienne et protestante. Ce fantasme naîtra avec l’apparition de la maçonnerie « antient », une génération plus tard. Entre temps, tout naturellement, les loges maçonniques ont beaucoup recruté et essaimé, principalement dans les classes sociales supérieures de la société britannique, où il n’y a pas de catholiques, et peu de calvinistes. C’est un monde anglican. Cela ne signifie pas que la franc-maçonnerie soit d’essence anglicane, ni dans ses rituels, ni dans sa symbolique. Elle ne l’est que dans son recrutement.

Ce qui frappe, dans une société qui sort meurtrie des guerres de religion, qui n’a pas encore accordé aux catholiques les mêmes droits qu’aux protestants (cela ne viendra que dans les années 1830 !), société surdéterminée par l’appartenance religieuse, c’est précisément que la franc-maçonnerie cherche à éviter ce communautarisme ambiant. La franc-maçonnerie est explicitement en dehors des églises et des chapelles. Elle proclame sa vocation de rassembler ce qui est épars, à savoir les « hautes valeurs morales qui sans elle auraient continué de s’ignorer ». Peut-on être religieux en dehors des chapelles ? Evidemment non, car une religion est une pratique collective au moins autant qu’une conviction individuelle. Les premiers francs-maçons sont chrétiens mais la franc-maçonnerie est areligieuse.

Et on peut prendre au pied de la lettre le texte andersonien : « … Being found in all Nations, even of divers Religions, they are now only charged to adhere to that Religion in which all Men agree (leaving each Brother to his own particular Opinion) that is, to be Good Men and True, Men of Honour and Honesty, by whatever Names, Religions or Persuasions they may be distinguish’d» (appartenant à toute nation, et même de religions diverses, ils ne sont aujourd’hui tenus d’adhérer qu’à cette religion avec laquelle tout homme est d’accord (laissant à chaque frère sa propre opinion particulière), à savoir d’être des hommes bons et vrais, hommes d’honneur et de probité, quels que soient les noms, religions ou convictions qui puissent les distinguer.) Et si les Constitutions écartent l’athée et le libertin, et évoquent la loi morale noachite, elles n’évoquent le christianisme que « in antient Times », dans les anciens temps, ne l’imposent plus pour le temps présent. Les loges ne professent qu'une morale supposée universelle, reposant sur les vagues principes qu'on appelle en ces temps-là la "religion naturelle", et qu'on veut croire antérieurs et communs à toutes les religions particulières.

L’appartenance religieuse d'un franc-maçon est un présupposé. Elle est autant acquise que sa « haute valeur morale », son honneur et sa probité. Ce ne sont pas des buts à atteindre, mais des prérequis. La vocation des loges à leurs débuts n’est pas l’exclusive religieuse, mais la tolérance entre hommes de confessions différentes.

De manière assez étrange, souvent les maçons spiritualistes abondent eux-mêmes en ce sens. Un de leurs maîtres à penser, le charlatan Guénon, leur a inculqué l'idée que la maçonnerie a été dévoyée par la première Grande Loge de Londres et les pasteurs hérétiques Anderson et Désaguliers. Ce thème fait florès. Comme toutes les rumeurs et fallaces, il s'amplifie en oubliant son origine douteuse. Les francs-maçons guénonistes conscients, ou guénoniens inconscients, professent donc ce paradoxe absolu : la franc-maçonnerie est d'essence chrétienne et spirituelle, mais ses fondateurs ont écarté christianisme et spiritualité. Cette première contradiction se complète de quelques autres, notamment quand les mêmes maçons cherchent la reconnaissance par les obédiences anglo-saxonnes, qu'ils devraient abominer puisqu'elles sont responsables (et coupables) de cette "dégénérescence".  Leur seule façon de sauver la face (ou les meubles) est de soutenir, contre les historiens, que la franc-maçonnerie existait avant d'être la franc-maçonnerie. On étudiera cet argument dans un autre article (vous pouvez aussi aller voir mes articles sur Guénon, si ce n'est déjà fait).

La symbolique maçonnique originelle n’est pas chrétienne.

Les premiers francs-maçons, ainsi, étaient tous assez chrétiens. Nous sommes bien d’accord, même si rien ne permet de préjuger de l’intensité de leur conviction ni de l’assiduité de leur pratique. Ils étaient chrétiens, soit. Eh bien, c’est un excellent argument pour soutenir que la franc-maçonnerie n’est pas chrétienne dans son essence ni dans ses buts. Paradoxe ? – Pas – du – tout !

Ses membres disposaient déjà de toute la gamme des doctrines, des offices, des maîtres spirituels, des rites, de la symbolique, des sociabilités chrétiens. Pourquoi en auraient-ils inventés de nouveaux ? Auraient-ils voulu faire plus chrétien que les chrétiens ? La mise en place d’une sociabilité nouvelle à buts moraux exprimés par une symbolique originale n’a de sens que si elle diffère des pratiques en place, que si les christianismes dont ils disposaient (ou qui disposaient d’eux) ne leur apportaient pas l’équivalent et se situaient sur un autre plan.

Mieux encore, pourquoi auraient-ils éprouvé le besoin de dissimuler ce qu’il y avait de chrétien dans leurs rituels et dans leur symbolique ? Non seulement ils n’avaient rien à cacher, mais ils se seraient épargné les suspicions et condamnations. Il est parfaitement absurde de vouloir faire d’Hiram un avatar du Christ : pour un chrétien, le Christ se suffit à lui-même, son message est assez puissant, il n’y a pas lieu de lui substituer un succédané assez pâle, qui d’ailleurs n’a pas grand-chose de christique. Pourquoi inventer des signes inspirés de l’équerre ? Le signe de croix était à disposition si l’on voulait faire du chrétien. Le signe maçonnique n’est pas une variante du signe de croix. Si ces chrétiens avaient voulu délivrer un message chrétien, ils l’avaient à disposition. Ils n’avaient personne à qui le cacher. Bien au contraire, on est fondé à penser qu’ils ont sciemment voulu faire autrement, laisser de côté le chrétien pour se consacrer (sic) à autre chose. Autre chose qui est entièrement compatible avec les christianismes, mais qui n’est pas un christianisme. En fait, moins la maçonnerie est chrétienne dans son ensemble, plus elle est compatible avec chaque christianisme particulier.

Le but explicite n’est pas le salut dans l’autre monde, il est la fraternité entre les hommes ici-bas. Le moyen n’est pas la personne salvatrice de Jésus, ni la foi, ni les œuvres, il est l’architecture de soi et de la société. L’édification au sens figuré, symbolisée par l’édification au sens propre.

Presque tous les symboles maçonniques d’origine biblique sont à signification architecturale (à la seule exception de la Bible elle-même, comme volume de la loi sacrée). On prélève dans l’Ecriture le modèle du temple, le modèle de l’architecte. Le modèle du temple de Salomon est réinterprété, d’une manière symbolique très différente, puisque son orientation est inversée. Cette réinterprétation, d’ailleurs, est en revanche conforme à l’orientation des églises chrétiennes. Mais ce retournement du temple ridiculise toute tentative de définir une place « authentique » aux deux colonnes. Quant à l’architecte, comme celui-ci n’est pas mentionné dans la Bible, on l’invente en amplifiant le rôle d’Hiram Abif. Il semble que sa légende soit créée de toutes pièces par Anderson et Désaguliers eux-mêmes ; c’est en tout cas l’opinion de Samuel Briscoe en 1724 (voir mon article Histoire de symboles/ Christopher Wren modèle d’Hiram ?).

Dieu lui-même est réinterprété en fonction de la symbolique architecturale. On ne retient de lui que son aspect de Grand Architecte de l’Univers. Les autres attributs de la divinité ont leur place en-dehors du temple, et ne sont pas niés. Les rituels disent que le gadl'u est Dieu, que la lettre G signifie à la fois Dieu (God) et géométrie. Peut-être est-il utile de le préciser pour rassurer les croyants, qui n’y reconnaissaient pas forcément le dieu de leur foi. Car c’est Dieu sous un angle limité et précis. On peut parier que si l’initiation s’était inspirée du travail de la terre, on aurait travaillé sous les auspices du Grand Jardinier. Un Grand Horloger, un Grand Cuisinier, un Grand Général, un Grand Analyste-programmeur, pourraient aussi faire l'affaire. On voit bien qu'il s'agit de retenir la facette de Dieu qui correspond à une conception sélectionnée de l'univers, à la spécificité de la vocation maçonnique dans cet univers. On peut croire à un Dieu omnipotent, éternel et universel, mais en loge on l'invoque pour une seule de ses compétences. Il n’est ici ni trinitaire, ni incarné, ni sauveur, ni même amour, ni juge. Cela même si les frères des loges lui reconnaissent probablement, dans d’autres cadres, ces attributs et qualités. N’est utile au propos symbolique et rituel maçonnique que sa fonction d’architecte, qui inclut ses fonctions créatrices, à la rigueur organisatrices, voire providentielles. Planificatrices, oui. Mais guère plus. C’est d’ailleurs pourquoi de nos jours beaucoup de maçons athées ne voient que peu d’inconvénients à travailler sous ses auspices, le considérant comme l’allégorie du principe de causalité (y compris, ça va de soi, dans les obédiences déistes ou théistes).

C’est parce que les buts sont purement terrestres et même sociétaux que ces références inventées ne pouvaient être taxées de sacrilèges ni blasphématoires. Elles pouvaient être utilisées par des croyants qui en général ne mettaient pas en doute le texte biblique, parole même de Dieu. Dans un cadre confessionnel, elles auraient pu être taxées d'hérétiques. La franc-maçonnerie naissante était aussi peu religieuse qu’il était acceptable qu’elle fût.

Après avoir établi que la maçonnerie naissante rassemble des chrétiens, mais n’a pas une vocation religieuse, peut-on dire qu’elle est d’essence spirituelle ? Mais que veut dire le mot à l’époque ? Jusqu’au XXe siècle, le mot spiritualité est synonyme de dévotion (sauf quand il s’applique à une conversation de salon piquante). Le Larousse encyclopédique du XIXe siècle, encore, ne conçoit pas une spiritualité différente de celle de son Eglise. Quant à la chose ? La religion, la morale, sont des prérequis pour être reçu maçon. La spiritualité, pour ce que cela veut dire, aussi. Elle n’est ni un but, ni une pratique, rien ne permet d’affirmer que les premières loges sont d’« essence » spirituelle. Il s'agit de réunir ceux qui adhèrent à une spiritualité calviniste, ceux qui pratiquent une spiritualité anglicane, et d'autres encore, quoique plus rares dans la première génération : unitariens, catholiques, juifs. Leurs diverses spiritualités trouvent leurs places dans d'autres temples. Les loges ne proposent pas une alternative de même nature, mais une ambition morale et politique.

C'est dans la seconde moitié du vingtième siècle qu'apparaît la notion contemporaine de la spiritualité. C'est probablement l'effacement des religions qui crée un espece vacant, voire un manque. Le besoin de sens est présenté comme inhérent à la nature humaine, en deçà ou au delà des croyances, et l'on parle même de spiritualité athée. Des francs-maçons, des loges, des obédiences entières, ont de nos jours le droit de se choisir une vocation spirituelle. Avant de prétendre étendre cette vocation à l’ensemble de la franc-maçonnerie française, voire mondiale, ils feraient bien de définir ce qu’ils entendent par là. Ensuite seulement, ils pourraient contester que d’autres soient aussi spirituels qu’eux (ce qui semble difficile à démontrer). Et encore après, même à supposer que la spiritualité soit en effet le seul apanage de ceux qui pensent comme eux, ils ne seraient pas fondés à contester la légitimité des autres façons de maçonner, avec ou sans prétention spirituelle. Car, dès les origines, la spiritualité, telle qu’on la comprend aujourd’hui, n’est pas l’essence de la franc-maçonnerie, si tant est qu’elle y soit parfois présente.

Enfin ! Puisqu'on propose aux loges une finalité spirituelle dans les temps où les athées se découvrent eux-mêmes une spiritualité, il serait cohérent de reconnaître la régularité de la maçonnerie agnostique.

Les trois piliers ne sont pas trinitaires.

René Guilly a apporté une rigueur nouvelle et bienvenue à la redécouverte des traditions, rituels, mythologies et symboliques maçonniques. Il a ouvert la voie, enfin ! à une redécouverte critique des textes fondateurs, après les dérapages incontrôlés déclenchés par Guénon (et malheureusement pas encore résorbés). Dans « les deux grandes colonnes de la franc-maçonnerie », j’avais apprécié sa démarche et ses analyses. La revue qu'il a fondée, "Renaissance traditionnelle", est une source d'une richesse inépuisable. Dans mon étude sur Wren (déjà citée), je le cite abondamment et avec le plus grand respect.

Hélas ! Trois fois hélas ! A propos des trois piliers, tant en méthode qu’en contenu, il fait du Guénon. Il ne manque que la tradition primordiale, qu’il remplace plus ou moins par les débuts supposés de la maçonnerie spéculative : son désir de retrouver « l’enseignement traditionnel de la maçonnerie » lui fait dénoncer la « perte de sens traditionnel au moins depuis le milieu du XVIIIe siècle ». Sa tradition primordiale pourrait être datée des années 1730-1740, âge d’or de la symbolique et des rituels. Avant, il manque des éléments essentiels (le grade de maître et le mythe d'Hiram). Après, tout devient suspect de dérive contestable. Bien évidemment, le seul rite pratiqué à l’époque en ce temps-là est le rite français, c’est-à-dire anglais "modern".

Pour la méthode, il pratique comme Guénon l’affirmation péremptoire sans argument, la généralisation abusive d’un témoignage unique, la confusion chronologique, le choix des sources confortantes, les assimilations analogiques par à-peu-près, la transitivité analogique systématique, la pseudo-démonstration par glissements de sens ou par homonymie, les traductions tendancieuses, la confusion entre concomitance et causalité, entre hypothèse et certitude, et enfin, procédé habituel des idéologues, la disqualification a priori de ceux qui ne pensent pas comme lui.

Sur le fond, la démarche de René Guilly consiste à chercher une tradition authentique dans les débuts de la franc-maçonnerie. Il est certes fondé, ô combien ! à rechercher les origines des rituels et de la symbolique, et même de la philosophie maçonnique (s’il y en a). Il est en revanche très contestable s’il considère ces origines comme un âge d’or, et toutes les modifications ultérieures comme des trahisons. L’époque des commencements ne pouvant guère se dilater, peut-on sérieusement considérer comme seules authentiques des pratiques n’ayant duré qu’une dizaine d’années ?

Quant aux arguments, ils sont aussi nombreux que fragiles, et si j’en faisais ici une critique systématique, il y faudrait un livre aussi gros que celui que j’incrimine. J'ai pourtant bien du mal à me contenir.

Prenons en exemple de raisonnement médiocre (pour ne pas dire pire) la prétendue origine biblique du ternaire « sagesse, force et beauté », sur la base d’indices rares, fragiles et incohérents.

Le seul rapprochement biblique que trouve Guilly est dans le livre de la Sagesse, où celle-ci aurait pour attributs la puissance et la douceur (suaviter). Une seule citation parmi les milliers de pages de la Bible. Citation d’un livre plutôt mineur : ce n’est ni la torah, ni les psaumes, ni les évangiles. Citation déformée : ce n’est pas un ternaire équilatéral. Citation dont deux mots sur trois ne correspondent pas : la puissance (en latin potentia) n’est pas la force (en latin vires ou robur) ; Dieu est omnipotent, pas « fort ». Et la bonté n’est pas la beauté. Pour tenter de rendre équivalentes ces deux dernières qualités, Guilly opère quatre glissements successifs de sens : il traduit d’abord suaviter par « avec bonté », assimile ensuite la bonté à la grâce divine, puis la grâce divine à la grâce physique, pour passer de celle-ci à la beauté. Non, il n’y a pas de source biblique aux trois piliers (de janvier à juillet 2019, j'ai relu toute la Bible à la recherche de parentés maçonniques, et n'ai pas trouvé grand chose).

Pour renforcer cet édifice branlant, René Guilly trouve une citation d’un théologien du XIIe siècle, Pierre Lombard, qui attribue les qualités de potentia au Père, sapientia à l’Esprit et bonitas au Fils. Il cite enfin une prière figurant dans un ancien devoir (au moins ici on se rapproche de la maçonnerie) où la potentia du Père trouve écho dans la sagesse du Fils et dans les grâces et vertu de l’Esprit ; la bonté couronne le tout et caractérise l’entière Trinité. Notre auteur conclut : « la démonstration est claire ». Eh bien non, elle n’est pas convaincante. Si tant est que ces passages anciens, entre eux contradictoires, fussent connus des premiers maçons spéculatifs, ceux-ci ne les ont pas adoptés. S’ils les connaissaient, ils les ont écartés au profit d’une symbolique nouvelle. Plus probablement, ils les ignoraient (d’ailleurs l’auteur nous invite à nous méfier des équivalences abusives, et surtout celles qui proviendraient d’une lecture abusivement intellectuelle de la Bible, considérant que les premiers francs-maçons ne sont pas des érudits - hypocrisie ou auto-dérision ?).

Quand Guilly s’attache à rechercher l’origine de la première vertu, celle de sagesse, il considère qu’elle est apparue après les deux autres. En effet, selon lui, la première occurrence de force et beauté est de 1724, celle de sagesse est de 1727. Quel délai considérable. Peut-on vraiment tenir compte de ces trois ans pour juger que la première vertu serait moins authentique, moins traditionnelle, que les deux autres ? Evidemment non. Mais il fallait la disjoindre des deux suivantes pour autoriser une première lecture, binaire, de celles-ci. Paradoxalement d’ailleurs, si l’apparition de la sagesse est disjointe des deux autres, cela détruit sans appel l’argument d’une origine biblique et d’une signification trinitaire. Il serait plus cohérent d'admettre que les trois vertus maçonniques apparaissent en même temps, dans les années 1720, sans antécédent connu, et sans signification cachée autre que leur sens explicite.

Soyons simples : pourquoi les fondateurs de la franc-maçonnerie auraient-ils été chercher des valeurs chrétiennes là où il est si difficile de les trouver ? Il aurait été si facile de retenir foi, espérance et charité, bien connues, qui auraient été parfaitement adaptées. Mais dont René Guilly nous dit explicitement qu’elles ne sont pas, elles, attribuées aux trois piliers…On sait qu'elles seront un peu plus tard adoptées à un grade facultatif.

On peut relever d’’autres erreurs indignes de Guilly : confondre le calendrier maçonnique et le calendrier « de l’ancien testament », alors que le calendrier maçonnique, loin d’être le calendrier juif, est une estimation, faite par des chrétiens, mais surtout des savants, de la date de création du monde. Cette estimation connaît de petites variantes autour de 4000 ans avant Jésus-Christ, selon qu’elle résulte des recherches de Kepler, de l’archevêque anglican Ussher, du bénédictin Augustin Calmet, et de l’unitarien Isaac Newton… Mais c’est bel et bien une date de la création de l’univers par son grand architecte, et en rien la date de l’ancienne alliance, comme l’affirme Guilly pour assimiler les deux colonnes à l’ancienne et à la nouvelle alliance. Ce contresens est déduit d’une caricature de 1754 (donc unique, tardive et suspecte de déviation), pas d’un rituel ni d’un tuileur. Et comment imaginer que les deux colonnes, toutes deux venant de l’ancien testament, puissent symboliser les deux alliances, la Synagogue et l’Eglise ? Assimiler Jakin et YHWH, au prétexte que l’initiale est la même, est aussi un argument bien médiocre. Château de cartes.

On pourra trouver que je m’acharne injustement sur un auteur fondamentalement respectable. Mais je passe ici sur beaucoup d’autres points critiquables. Je pourrais être beaucoup plus long et moins indulgent encore. Et il me semblerait tout de même inacceptable que la bonne réputation d’un auteur interdise de lui appliquer l’esprit critique que lui-même revendique à juste titre le plus souvent.

Je ne me livrerai donc pas à la même déconstruction des raisonnements sur soleil et lune, sur les pierres brute et polie, sur la confusion entre colonnes et chandeliers, sur la topographie de la loge, etc. On est surtout étonné de ces acrobaties intellectuelles, aussi variées que redondantes, pour faire coïncider les significations des colonnes, des piliers, des pierres, des solstices, des personnages du mythe d’Hiram, des surveillants, des astres, de l’alchimie, dans une interprétation d’ensemble unique, seulement trinitaire.

Cela apparaît au bout du compte fallacieux, inutile, et appauvrissant : chacun de ces éléments a plus d’intérêt séparément, et leur juxtaposition crée plus de sens que ne fait leur confusion. La sagesse, la force et la beauté de la symbolique maçonnique viennent de la diversité de ses éléments, et de l'originalité de leur assemblage. Elle ne saurait se confondre avec la symbolique biblique, dont elle est partiellement issue, sans perdre son génie propre (voir évidemment "Une éthique de l'esprit" en cliquant ici). Et pour les premiers maçons, cette symbolique s'ajoutait à celle de leur chapelle, elle ne s'y substituait pas.

On peut voir la Sainte Trinité dans tout ce qui est ternaire. Les théologiens du Moyen-âge y excellaient, qui la décelaient dans les trois parties d’une noix ou dans celles d’une bougie. On peut continuer dans tous les domaines : les trois petits cochons, les trois étages de la tour Eiffel, les trois mousquetaires, le théorème de Pythagore, le nombre d’or, et évidemment la devise de la République (on trouve bizarrement une assimilation des vertus théologales et des vertus républicaines chez un auteur qui s’essaye à guénoniser le catholicisme). Et puis les trois qualités de la bonne architecture selon Vitruve : Utilitas, firmitas, venustas : Utilité, force et beauté. Tiens, ça fonctionne mieux pour expliquer les piliers, ça vous étonne ? L’explication par la symbolique édificatrice et édifiante est ici aussi la meilleure. Dès 1727 (manuscrit Wilkinson), on nous dit à quoi servent les trois vertus : sagesse pour inventer, force pour soutenir, beauté pour orner. L'architecture. Comment Guiilly peut-il feindre d'ignorer cette explication des plus anciennes et des plus cohérentes ? A force de chercher des sens cachés, on néglige l'évidence.

(Ajout de mars 2021 : Il me semble en outre que la franc-maçonnerie française n'a pas traduit "sagesse" du latin "sapientia", mais plutôt de l'anglais "wisdom". Or les significations de ces mots ne coïncident pas absolument. En anglais, la sagesse a un côté pratique qui rejoint mieux l' "utilitas" de Vitruve. En effet, je lis dans un dictionnaire anglais : "Wisdom : soundness of judgement in matters relating to life and conduct..." Soit : "Santé du jugement concernant la vie et la conduite". Cette définition, bien conforme au pragmatisme britannique, évoque une sagesse beaucoup plus pratique et moins intellectuelle ou "spirituelle" que la sagesse française. C'est d'ailleurs en Angleterre que sera inventée quelques années plus tard la doctrine philosophique de l' "utilitarisme"...)

C’est encore le cas pour le ternaire pierre brute, pierre cubique, pavé mosaïque. Guilly veut l’assimiler à des emplacements à la fois astronomiques et trinitaires. Mais leur explication rituelle, explicite et initiale, est bel et bien architecturale (encore le manuscrit Wilkinson de 1727) : l’apprenti travaille sur la pierre brute, le compagnon sur la pierre cubique, le maître sur le pavé mosaïque. Assimiler la pierre cubique à pointe au Christ apparaît comme une pure billevesée. Et jouer sur la polysémie du mot mosaïque pour « bibliciser » le pavé de ce nom n’a aucun intérêt : qu’est-ce que Moïse peut bien venir faire ici ?

Pourquoi un homme intelligent, compétent, et probablement sincère, se laisse-t-il aller à ces fallaces ? Supposons-le de bonne foi. Il serait alors mené dans ses raisonnements erronés par ses préjugés ; nul n’en est à l’abri. Il cherche consciemment ou non à étayer sa conviction (respectable) que la franc-maçonnerie est d’essence religieuse et spirituelle. Il apparaît dès lors que son livre n’existe que pour légitimer les principes fondateurs de la Loge Nationale Française. Et au passage pour excommunier les obédiences de REAA autant que les obédiences agnostiques. Syllabus ! Les premières seraient coupables d’avoir défiguré la signification des piliers en les déplaçant, ce qui rendrait tout leur système symbolique erroné et leur rituel inopérant. Les autres auraient abandonné l’essence même de la maçonnerie. A bien y regarder, il ne reste plus grand monde. Légitimation de soi et disqualification des autres sont les deux piliers de l’idéologie obédientielle.

Rien n’est à retenir de ce livre inutile, voire néfaste. Ne le recommandons pas aux jeunes maçons.

Deux vrais symboles chrétiens

Les trois piliers, un des symboles les plus riches de la loge maçonnique, ne gagnent rien à être christianisés. Au contraire. Mais on ne va pas nier qu'il y a tout de même dans la loge deux symboles d'origine chrétienne : la Bible ouverte sur le prologue de l'Evangile selon Saint Jean, et le triangle.

Christianisent-ils la franc-maçonnerie ? C'est affaire d'opinion. Le prologue de Saint Jean est un texte hors du commun, et même totalement original dans la Bible. Ce n'est pas nier son évident caractère chrétien que de souligner qu'on peut lui donner d'autres interprétations. C'est d'ailleurs ce que font systématiquement les tenants d'une maçonnerie spiritualiste, puisqu'ils soulignent la valeur "ésotérique" de ce texte. On ne saurait mieux avouer que le sens chrétien explicite ne les satisfait pas. De fait, le texte magnifique fonde exégétiquement toute la symbolique de la lumière, mais la lumière maçonnique ne se confond pas avec Jésus-Christ (il reste permis à un maçon chrétien de les fusionner). Il y a toujours un risque à imaginer un sens caché à un texte dont on écarte le sens évident. C'est préférer une hypothèse à une certitude. Il me semble que si un sens second peut exister dans l'intention de l'auteur, ce qui n'est jamais certain, il est néanmoins toujours subordonné au sens explicite. A défaut de cette règle simple d'hygiène, tous les délires sont possibles.

La présence de la Bible sur l'autel des serments est pleinement logique dans la culture protestante. Elle l'est un peu moins en France ou en Italie de culture catholique. Elle fait partie des arguments avancés par Clément XII pour condamner la franc-maçonnerie parce que suspecte d'hérésie. Elle disparaît des loges françaises au XIXe siècle, et dès 1829 dans les loges de rite écossais dépendant du Suprême Conseil, devenues plus tard la Grande Loge de France, laquelle la réintroduira en 1953. Très bizarrement, un Grand Maître de l'obédience se donnera le mal en 1985 d'expliquer en quoi la présence de la Bible n'a aucune connotation religieuse, et que c'est son caractère purement humain qui en fait un livre sacré. Moins c'est sacré, plus c'est sacré. Assez jésuite, en somme.

L'autre symbole chrétien en est venu à symboliser davantage la franc-maçonnerie que le christianisme ! Il s'agit de l'oeil dans le triangle. Je connais un curé de l'Yonne qui, par antimaçonnisme, a caché celui qui dominait l'autel de son église... L'ignorance de la symbolique de sa propre religion l'a mené à une aberration ridicule. Le triangle (équilatéral, s'il vous plait) est bien une représentation iconoclaste de la Sainte Trinité. Avec l'oeil en son centre, il représente explicitement la divine providence, y compris sur les jetons de présence de la compagnie d'assurances La Providence ou sur les monnaies de nécessité des Forges de la Providence à Hautmont (Nord), présentés souvent comme maçonniques pour leur donner plus de valeur sur le marché. Avec le tétragramme en son centre, le triangle n'est pas moins chrétien, quoi qu'en dise René Guilly qui y voit un signe de la transformation de la maçonnerie d'origine chrétienne en un "système vaguement vétérotestamentaire et déiste".  En fait, ce symbole abonde dans les décors des églises des XVIIe et XVIIIe siècle, où il est exactement trinitaire, donc néotestamentaire. Enfin, quand il a en son centre la lettre G, le triangle devient réellement et seulement maçonnique (quoique vaguement déiste). En l'appelant delta lumineux, on le laïcise absolument (voir articles sur l'iconoclasme et notamment "Iconoclasme et franc-maçonnerie" en cliquant ici).

Le comble de la sottise au sujet de l'oeil dans le triangle est probablement à la honte du Grand Orient de France. Quand j'y ai été reçu maçon, j'ai eu droit au "livret de l'apprenti". Je ne sais s'il existe toujours en l'état. Pour déchristianiser le symbole, le livret affirmait ses origines gauloises et égyptiennes ! Escroquerie zozotériste à l'état pur par militantisme antireligieux mal compris. Si un de mes correspondants trouve de vraies sources gauloises ou égyptiennes au symbole de l'oeil dans le triangle, je lui offre mon livre sur le symbolisme et je repasse un an en silence sur la colonne du nord. La fallace montre que le laïcisme peut conduire aux mêmes égarements de la raison que le spiritualisme. L'oeil dans le triangle est bien un symbole maçonnique, et bien d'origine chrétienne. Et si la laïcité ne pouvait se construire que dans le respect de la vérité historique et symbolique ?

Conclure, provisoirement ?

Demeure tout de même que les origines de la franc-maçonnerie sont une uchronie, un temps imaginaire. Cet article les a cantonnées à la première moitié du XVIIIe siècle, et en Angleterre. Assez bêtement : parce que j’ai pris appui sur la critique d’un ouvrage particulier et de la conception partisane qu’il veut transmettre. Ma sale mentalité polémique fait que j’exprime mieux ma pensée en l’opposant à d’autres. La paille et la poutre, évidemment. Comme dit Norge, l’œil où se loge la poutre voit mieux la plus infime paille dans l’œil des contemporains.

Ce n'est pas nier qu'il existe en franc-maçonnerie des courants vraiment chrétiens. Le Régime Ecossais Rectifié créé par Willermoz à partir de 1782 en est l'évident exemple. Plus tôt, le manuscrit Dumfries, qu'on date des environs de 1710, en est un témoignage précoce. Mais ces deux occurrences se situent bien après et bien avant l'invention de la maçonnerie spéculative anglaise. Et ailleurs. Il y a eu aussi des maçonneries pseudo-égyptiennes ; elles ne démontrent pas que nos loges aient été inventées au bord du Nil.

A ses débuts, l’essence de la maçonnerie n’est ni chrétienne, ni religieuse, ni spirituelle. Ni explicitement, ni symboliquement, sauf à élucubrer au nom d’une tradition introuvable. L’exemple des meilleurs auteurs le prouve, hélas. Il faut chercher plus tard et ailleurs les origines d'une franc-maçonnerie spirituelle.

Les origines peuvent être étendues dans le temps à tout le XVIIIe siècle, voire aux débuts du XIXe, puisque le rite Emulation ne se constitue qu’en 1813, que le REAA se construit peu à peu jusqu’en 1829 (et au delà). Mieux : un regard critique sur la maçonnerie agnostique ne peut pas méconnaître sans contresens sa naissance dans les années 1870 ; et il pourrait être intéressant de voir si la maçonnerie féminine et mixte est née dans les années 1880 avec une vocation religieuse et spirituelle ! Les origines, comme l'horizon, s'éloignent toujours. Il sera surtout utile de relier l'invention des maçonneries spiritualistes au contexte religieux et intellectuel des années 1950, puisque c'est alors qu'elles apparaissent.

Quelques autres livres partiaux et partiels nous montreront que ces deux défauts sont équitablement répartis dans toutes les tendances de la franc-maçonnerie française, où l’on veut bien réaliser la fraternité universelle, mais par l’exclusion des autres – comme bien des Eglises et conceptions politiques bien intentionnées, hors desquelles point de salut.

Francs-maçons, encore un effort !

(A suivre)

 

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