Le Duc de Chartres

Le duc de Chartres, Grand Maître du Grand Orient de France sous Louis XVI, est honoré en 1780 par une rare médaille à son effigie.

Le bijou de la loge

la Fidélité

 à l'effigie du duc de Chartres.

 ஃ  □ 

       Dans l'article "Orléans" du Dictionnaire de la Franc-maçonnerie réalisé sous la direction de Daniel Ligou, on lit que la loge La Fidélité offrit au duc de Chartres une médaille d'or. Cette anecdote est connue grâce à deux manuscrits qui relatent, avec de légères différences de forme, la remise de la médaille au Grand Maître du Grand Orient. Ces deux documents sont conservés au fonds maçonnique du département des manuscrits de la Bibliothèque nationale de France, fonds constitué de pièces en provenance des archives des obédiences (confisquées et transférées à la Bibliothèque Nationale par les autorités « germano-vychissoises »(5)). On y trouve aussi l'obligation prêtée par les fondateurs de la loge, ainsi que les tableaux des membres pour 1780 et 1781, documents qui font partie d'une correspondance administrative normale. Les deux autres pièces sont moins banales. Elles montrent l'importance que l'atelier a attachée à l'événement relaté, et la fierté qu'il en tirait : il s'agit du compte-rendu de la séance au cours de laquelle la médaille est présentée à la loge, puis portée en délégation au duc, et d'un rapport à l'obédience sur l'événement, rapport qui paraphrase le compte-rendu précédent et se conclut par un éloge de l'atelier et de sa loyauté envers le Grand Orient.

       Ces archives sont bien connues et déjà exploitées par les historiens, mais la médaille dont il est question était encore inédite, absente des collections de jetons et médailles maçonniques du Cabinet des Médailles, comme des musées de la Grande Loge de France et du Grand Orient de France. Elle est inconnue du recensement effectué en 1902 par le Hamburgische Zirkel Correspondenz, qui restait jusqu’à nos jours le plus complet, avec quatre cents pièces décrites et reproduites [1].

duc

       Elle est en argent, mesure 42 mm de diamètre, pèse 31,50 g. Elle est munie d’une bélière ancienne.

       Nocq signale l’avers dans son ouvrage de référence sur les graveurs Duvivier père et fils. Il cite en effet une médaille de 47 mm, qu‘il classe à 1753,  la reproduit, et la décrit : la légende est lue LUD. PHILIPP. JOS. AUREL. DUX CARNUT., soit Louis Philippe Joseph d‘Orléans, duc de Chartres ; le motif représente le « buste du duc de Chartres, à gauche, les cheveux relevés en arrière, avec catogan, vêtu d‘une cuirasse moderne avec grand cordon. Signé sur le tranché du bras : B. DUVIVIER F.»[2].

Le Duc de Chartres.

       De qui s’agit-il ? Né en 1747, petit-fils du Régent et père du futur roi Louis-Philippe, Louis Philippe Joseph devient duc de Chartres en 1752, quand la mort de son grand-père fait son père duc d‘Orléans. Il deviendra à son tour duc d’Orléans à la mort de son père en 1785. Homme d’une immense fortune, certainement la plus importante de France, encore augmentée par son mariage avec une cousine de la branche Bourbon-Penthièvre, jouisseur, pusillanime et velléitaire, il n’est jamais à la hauteur des événements auxquels sa naissance l’expose, que ce soit dans ses brèves tentatives de carrières militaire ou diplomatique, ou enfin dans les bouleversements révolutionnaires.

       D'aucuns l’ont accusé d’avoir fomenté et financé le soulèvement de 1789. Il a été ballotté par les circonstances plus qu‘il ne les a maîtrisées. En 1793, il renie publiquement la Franc-maçonnerie. Otage des montagnards, il prend le nom de Philippe Egalité, vote la mort du roi son cousin, et ne montre du courage, enfin ! que sur l’échafaud. Une petite médaille (diamètre 30 mm) bien connue le représente, usé, à la fin de sa vie, et une légende au revers célèbre sa mort comme une juste récompense de ses crimes.

Egalit aEgalit r

       A l'époque qui nous intéresse, le duc, qui jouit longtemps d'une grande popularité dans les milieux "progressistes" de l'époque, se voit offrir en 1771 la Grande Maîtrise du Grand Orient de France. Il exerce cette fonction moins comme une responsabilité que comme un prétexte à mondanités particulières. C’est l’administrateur général, le duc de Montmorency-Luxembourg, qui assume l’organisation et la gestion de l’Ordre, et qui en fait la première institution démocratique de France.

       Chartres maçonne vaguement dans son château de Mousseaux (Monceau, dont il reste le parc), fréquente la Loge de la Candeur et sa loge d’adoption, c’est-à-dire la plus huppée des loges féminines. A ce sujet, on peut se reporter à l'article La vie maçonnique du duc de Chartres, dans notre rubrique Franc-maçonnerie, pour lire le jugement ironique d'un satiriste de l'époque. Son nom et son rang de prince du sang contribuent tout de même à donner à la Franc-maçonnerie française respectabilité et reconnaissance. Celles-ci n’allaient pas de soi, puisqu’on se rappelle que les loges font l’objet d’une condamnation pontificale depuis 1738, et qu’elles ont subi de nombreuses tracasseries policières sous Louis XV.

2c20 12af8 1 b.

       Sur la médaille décrite par Henri Nocq, son portrait est au droit d‘une légende évoquant la pose de la première pierre de la façade de l’église Saint Eustache en 1753 [3]. Cette date ne peut être appliquée à l’avers pour deux raisons dont chacune est suffisante.

   - D’une part, Benjamin Duvivier en 1753 a 23 ans ; après des études d’astronomie qu’il abandonne, il se consacre à la gravure de médailles, comme son père Jean. Benjamin va être élève à l’Académie des Beaux-Arts en 1756-1758, sera agréé à l’Académie en 1764, recevra par lettres patentes de 1774 la charge de graveur général des monnaies. Il y succèdera d'ailleurs à deux Roëttiers, parents collatéraux d'Alexandre Louis Roëttiers de Montaleau : Charles-Norbert, mort en 1772, et Joseph Charles, père du précédent et son successeur à l'âge de 80 ans. Notre magnifique portrait du duc de Chartres relève d’un graveur au faîte de son art et de sa carrière, on en conviendra, non du débutant de 1753.

   - D’autre part, à cette date, le duc de Chartres est âgé de six ans, ce qui ne semble pas être le cas de ce fringant militaire... Même s’il fut colonel à l’âge de cinq ans, si l’on excepte des fonctions purement honorifiques, la carrière militaire du duc de Chartres se résume à l’escarmouche d’Ouessant, en 1778. Seul prince du sang à jamais avoir servi dans la marine, il s’y illustra en faisant échouer la manœuvre de la flotte française, permettant ainsi à la flotte anglaise de se dégager et s’enfuir. Il est en tout cas logique que sa représentation en cuirasse d’amiral suive de peu ce fait d’armes (plus exemplaire du caractère du personnage que de l'art militaire).

       La médaille de Nocq résulte donc d’un mélange de coins postérieur à la date qu’elle affiche ; elle n’apporte rien à la connaissance de notre pièce.

233 ml 2

       Nous prendrons donc en considération la date du revers. D’autant que la légende PRINCIPI CARISSIMO y fait une allusion claire au personnage de l’avers, et qu’on peut penser, soit qu’ils ont été bel et bien réalisés pour être associés, soit que le revers a été conçu en fonction du droit préexistant et disponible sur le marché. Le coin nous semble être aussi l'oeuvre de Benjamin Duvivier : outre son évidente qualité et sa cohérence avec celui de l'avers, il présente des parentés avec d'autres oeuvres ou esquisses du même graveur [4].

       Le revers représente la façade d’un monument imaginaire qu’il s’agit maintenant d’identifier. Il ne présente pas de symbole maçonnique habituel : équerre, compas, points en triangle… ni date selon le calendrier de la Vraie Lumière. Quatre indices peuvent être retenus, sans offrir d’absolue certitude : le triangle rayonnant au fronton, les sept marches, l‘autel fumant, le zodiaque sur le tambour de la coupole à oculus zénithal. Le premier n’est pas incontestable : le triangle maçonnique est un héritage du symbole chrétien de la Trinité, qu’on trouve abondamment dans l’art religieux d’inspiration janséniste, avec ou non en son centre l‘œil, voire le tétragramme du nom divin en hébreu. Le triangle chrétien est toutefois un delta équilatéral, alors que celui-ci est un peu aplati. Les sept marches peuvent être un hasard involontaire. Mais le recensement des temples représentés sur les jetons et médailles maçonniques avant 1850 en fait apparaître 26, dont 18 ont sept marches (voir notre article sur l'Image du Temple, abondamment illustré). Les plus significatifs sont ceux antérieurs à 1815, où nous trouvons 6 fois sept marches sur 9 représentations, les plus intéressants pour nous étant :

   - le jeton de la loge Mars et Thémis, daté 1784 : façade de temple à l’antique, sept marches, triangle au fronton, autel fumant dans l’encadrement de la porte (29 mm) ;

   - celui de la loge Saint-Jean à Saint-Quentin, daté de la fondation de la loge en 1744 mais qui est probablement plus tardif, des années 1780 : temple antique en perspective, sept marches, triangle au fronton (28 mm) ;

   - celui de la loge Saint-Claude de la Paix Sincère, de 1812 selon Bramsen, sans escalier mais le seul qui porte une coupole proche du bâtiment de notre médaille (25 mm).

       Ces exemples montrent au passage que le thème de l’autel fumant est utilisé par les maçons. Comme les signes du zodiaque, il affirme le caractère religieux mais non chrétien du monument. C’est décidément une représentation du temple idéal, géométrique et cosmique, à la gloire du Grand Architecte de l’Univers. La Franc-maçonnerie affiche déjà les idées d’un déisme adogmatique, qui ne sera battu en brèche qu’en 1877, quand le pasteur Frédéric Desmons, au convent du Grand Orient, rendra facultative pour les loges de son obédience la référence au Grand Architecte de l’Univers.

La Fidélité.

       Puisque fidelitatis est un complément de nom, fratern se lit au nominatif, soit fraternitas, et le tout se traduit par Fraternité de la Fidélité. Il s’agit sans doute possible de la loge la Fidélité. On trouve plus souvent sodalitas quand il s’agit de traduire en latin le mot loge, mais fraternitas est limpide. Comme l’édifice, l’exergue dit, à qui sait ou veut la lire, son appartenance à la Franc-maçonnerie, avec discrétion mais sans ambiguïté.

       La loge la Fidélité est une des mieux fréquentées de Paris, où elle peut rivaliser avec la Candeur et les Amis Réunis. Elle est fondée en 1777 par Jean Frédéric Bignon, avec quelques nobles officiers et hommes de robe. Jean Frédéric Bignon est Conseiller d’Etat, Bibliothécaire du Roi, Académicien ; son père Armand Jérôme a été, de 1764 à 1772, Prévôt des Marchands de Paris, fonction proche de celle de maire aujourd'hui. A ce titre, de beaux jetons avaient été édités par la ville en son honneur.

       Sur l’engagement des fondateurs de la loge, et sur les tableaux de ses membres en 1780 et en 1781, nous trouvons de grands noms de l’aristocratie (le duc de Gesvres, pair de France), de l’armée (plusieurs colonels, mestres de camp et maréchaux de camp), de la finance (cinq fermiers généraux (dont un de Laborde, qui serait Jean Benjamin, célèbre comme musicien amateur, et non, comme je l'ai écrit et publié à tort, son collègue et homonyme Jean Joseph, le « banquier de la Cour ») et de la haute administration (Vergennes, ministre des Affaires étrangères). L’atelier comprenait aussi quinze frères servants, c’est-à-dire domestiques de l’atelier, initiés pour pouvoir assurer leur service pendant les tenues (à titre de comparaison, les Amis réunis, autre loge prestigieuse, disposait de six musiciens, un maître d’hôtel, huit cuisiniers et gâte-sauces). La loge a de toute évidence les moyens de faire graver cette médaille et d'en offrir un exemplaire en or au Grand Maître.

       Reportons nous au dossier de la Fidélité, puisque nous avons la chance qu'il comprenne une copie d’époque du compte-rendu (planche à tracer dans le jargon maçonnique) des séances au cours desquelles la médaille est présentée à la loge puis portée en délégation au duc. Seule la lecture des extraits significatifs du texte lui-même peut en rendre à la fois la saveur, l’épaisseur humaine et l’intérêt historique. Nous nous efforçons d’en conserver la forme. Et nous espérons qu'à l'Orient éternel où ils sont peut-être depuis deux siècles, les Frères de la loge ne nous en veulent pas de trahir ici le secret de leur réunion.

« Extrait de la Planche à Tracer de la Rble Loge de la Fidelité de l’Orient de Paris l’An de la Vஃ  L 5779. Le 4e Jour du 11e Mois [6], le Vble a demandé qu’il fut fait lecture de la Planche à Tracer de l’assemblée dans laquelle il avoit été unanimement arreté que la Loge feroit le sacrifice de son Echarpe Et choisiroit une marque distinctive moins frivole et plus analogue aux sentiments qui l’animent. En conséquence qu’il seroit incessament frappé une Médaille portant au Revers le Frontispice d’un Temple dédié au G. A. de l’V. [7] et en Tête le Portrait du Serenissime F Louis Philippe Joseph de Bourbon Duc de Chartres Grand Maître de toutes les Loges regulieres de France...»

      Aucun doute ne subsiste. Et puisqu’il s’agit du bijou de loge, la bélière est indispensable. La démonstration est faite, mais la suite constitue l’environnement historique de la médaille et la situe dans son contexte social si particulier.

«… Le F. Bignon a pris la parolle et après un recit abregé mais modeste de son travail, il a montré à ses FFஃ  limage de leur Serenissime Grand Maitre Empreinte sur le plus précieux des métaux.
Le Vble F. Boucault s’est pressé de suspendre un moment les travaux de la loge pour donner aux F.F le loisir de satisfaire leur impatiente curiosité et pour leur accorder la liberté de témoigner par les transports les plus vifs leur joye et leur reconnoissance envers l’Ex Vble F. Bignon.
Cependant il a été ordonné que les Travaux reprissent vigueur. Tout est rentré dans le Silence. Allors le Rble Fஃ  Bacon de la Chevalerie Grand Orateur du Grand Orient, qui nous avoit fait la faveur de visiter nos Travaux, et que nous ne voyons jamais parmi nous sans que sa présence ne soit signalée par des actes de bienfaisance, s’est levé et a pris la parolle pour annoncer à la Rble loge une faveur nouvelle à laquelle sans lui elle n’eut osé prétendre.
Notre Sme Grand Maitre, nous at’il dit, a été instruit de votre zèle, de votre assiduité à vos Travaux, et de leur réguliarité ; il en a été satisfait, Et il a été Egalement sensible à votre amour pour sa personne ; il agrée les témoignages que vous lui en donnés Et je suis autorisé à vous dire qu’il acceptera avec bonté vos vœux, vos hommages Fraternels Et la Dédicace que Vous lui ferés du signe caractéristique de votre Loge.
A ce discours TT CCஃ  FF la voute du Temple a retenti de Vos acclamations. Mais qui pourroit peindre les sentimens d’Amour et de Reconnoissance dont nous avons été pénétrés ? ma main trop foible se refuse même au projet dans tracer l’esquisse.
Après avoir remercié Maconniquement le Fஃ  Bacon de la Chevalerie Il a été arrêté 1° que la Rble Loge feroit ses efforts pour obtenir du Sme G Mஃ  la permission pour que cette Médaille fut à jamais le signe distinctif des membres de la RbleLoge de la Fidelité.
2° Que si ces efforts sont courronnées d’un succès favorable les FFஃ  seront tenus désormais en Entrant En Loge de porter cette image cherie Sur le Cœur et attaché à la boutonniere par un Ruban garni d’une Rosette.
3° Que le Fஃ  Bacon de la Chevalerie seroit instamens prié de continuer ses bons offices en faveur de la Loge de la Fidelité et de suplier Notre Serenissime Grand Maitre de nous indiquer le jour et l’heure ou il lui plaira recevoir Les Vœux Fraternels et les tendres homages de la Loge de la Fidelité.
4° Que dans le cas ou notre Sme Grand Maitre daignera nous accorder la grace que nous sollicitons de ses bontés, la Deputation sera composée de Neuf Freres Conformement aux Status de la Maconnerie. A Savoir
Le Vble Fஃ  Boucault
le Fஃ  de Mazirot 1er Surveillant
le Fஃ  de Kolly 2me Surveillant
l’Ex Vble Fஃ  Bignon
le Fஃ  de Ballainvilliers Orateur
le F Varenne de Fenille Secretaire
le Fஃ  Président le Mairat Hospitalier
le Fஃ  de Montholon Maitre des Ceremonies
le Fஃ  Comte de Miromesnil
le F Chevalier de la Villeurnoy
le Fஃ  Vicomte de Beauharnois [8]
5° Que la Députation Sera chargé au nom de la Rble loge d’adresser Trois demandes au Sme Grand Maître. La Première consistant en ce que le Sme G Mஃ  daigne accepter la Dédicasse de la Medaille qui désormais sera le Signe distinctif de la Rble Loge. La Seconde qu’il soit permis aux FF de la Rble Loge de la Fidelité de la porter en son nom comme le Simbole de leur Amour pour Sa Personne. Et la Troisième que le Sme Gஃ  M mette le comble à ses bienfaits En indiquant le jour heureux ou il daignera accorder à la loge de la Fidelité la faveur de partager et de présider ses Travaux…»

       Ici, le tracé rend compte d'un second point de l'ordre du jour : un échange de correspondance avec la Mère Loge Ecossaise... Cet échange peut sembler sans rapport avec le sujet principal. Mais on y reviendra.

«…Lecture faite de la Planche à Tracer, les Travaux de la loge ont été fermés avec les acclamations accoutumées.
(signé)
Boucault Vble

Varenne de Fenille Secret.»

       Le document ne s’arrête pas là ! Il se poursuit avec le compte-rendu de la visite chez le duc. Cette rencontre est l’occasion de plusieurs discours d’une rhétorique plus pompeuse qu’émouvante. N’en citons que les passages les plus en rapport avec notre sujet.

gravure

«A la Gloire du Gஃ  Aஃ de l’Vஃ 

La Deputation de la Loge de la fidelité regulierement assemblée à l’hotel de l’Ex Vble Fஃ  Bignon [9], conformément a l’arrêté du 4e jour du 11e Mois de l’an de la Vஃ  Lஃ 5779 le Vble Boucault Eclairant l’Orient, et les FFஃ La Villeurnois et de Kolly Eclairant l’Occident, les Travaux ont été ouvers au grade d’apprentif. L’Ecture aïant été faite par le Fஃ  de Fenille Secretaire de la Planche à Tracer qui renferme l’objet de la Députation, après les applaudissements d’usage le F Grand Orateur du Gஃ  O de france[10] s’etant fait annoncer, a été introduit Et a dit, que le moment fixé par le Sme Gஃ  Mpour recevoir la deputation de la Loge de la fidelité etoit arrive en consequence le Vble a suspendu les Travaux pour se rendre au Palais du Sme G M[11] ou les Deputés s’étant fait annoncer, et ayant été introduits dans l’interieur le Fஃ G Oஃ à leur Tête, ont observé l’ordre et les Rangs prescrits pour la tenue d’une loge…»

       Ici, Bacon de la Chevalerie, Grand Orateur du Grand Orient de France, présente au duc la délégation, et demande la permission de remettre en vigueur les travaux. Puis, cette permission accordée, le Vénérable Boucault présente l’esprit du travail de l’atelier, et conclut :

«Notre Députation Smeஃ G Mஃ a Encore un objet bien précieux pour nous. Nous sommes chargés de Vous présenter une Médaille que la loge de la fidelitè a fait frapper pour annoncer à l’univers ses inviolables et tendres sentiments et laisser a la Posterité Maconique un Monument Eternel de ses travaux Et de son Zele la loge Vous demande en même temps la permission de la porter en votre nom.
Ma voix est bien foible Sme Gஃ Mஃ pour remplir dignement la mission dont je suis chargé. Mais j’espere de Votre indulgence qu’elle ne Vous fera pas méconnoitre les veritables sentiments de mes FF pour l’obtenir je reclameray auprès de vous Smeஃ Fஃ ma qualité de Maçon, elle fera toute ma force, il ne peut être pour moi de titre plus favorable, puisqu’il me permet de donner le nom de F a un Prince du sang illustre de la maison de Bourbon Et que je lui dois le bonheur de pouvoir lui offrir l’homage de mon cœur et l’Eternel sentiment des FFஃ de la Lஃ de la fidelité.
Le Sme Gஃ Mஃ non seulement a daigné applaudir au discours du Vble Fஃ Boucault, mais a agréer l’offrande de la Loge, Et a autorisé les FF qui la composent a porter dans tous leurs travaux Maçoniques, sur leur Cœur le Simbole de leur homage et a flatté la L qu’il lui fera la faveur avant la fin de cette année d’Eclairer, Vivifier et Présider ses travaux.
Les FF députés ont Exprimé Maçoniquement une joye qu’ils avoient peine a contenir et a laquelle le Sme G M  a mis le comble en décorrant lui-même le Vble du Type précieux qui doit distinguer désormais la loge de la fidélité, après avoir recu des mains du Vble la Medaille du plus pur Métal qui formait le premier objet de l’hommage de la loge…»[12]

       Ensuite, le frère de Ballainvillers, Orateur, présente au duc le tableau des frères et des sœurs qui composent la loge, ce qui confirme l’existence d’une loge d’adoption, féminine, souchée sur la loge masculine. Malheureusement, nous ne savons rien de ces sœurs, sinon qu’elles rivalisaient de grâce et de distinction. A vrai dire, on aurait été surpris que les orateurs nous affirmassent le contraire.

       Enfin, le Secrétaire donne lecture du compte-rendu des travaux, et ceux-ci sont fermés rituellement.

       Cette petite cérémonie est évidemment touchante de spontanéité... Retenons-en que le duc de Chartres reçoit l’exemplaire de la médaille que la loge a fait frapper en or, et que les frères en portent désormais un exemplaire à la boutonnière pendant les réunions rituelles. L’illustration suivante montre un exemple de bijou de loge avec rosette, de cent ans plus tardif, et à quoi aurait pu ressembler notre médaille additionnée d'une rosette semblable. Sur le tableau de 1780, le nombre de membres de la loge s’élève à trente-neuf. En 1781, quelques-uns auront disparu, mais dix-huit arrivants vont porter l’effectif à cinquante-deux. En comptant large, avec quelques exemplaires destinés aux visiteurs à honorer, la médaille a pu être éditée à une centaine d’exemplaires, deux cents au grand maximum si les femmes de la loge d’adoption la portèrent aussi.

Gray    montage
 Bijou de la loge de Gray au XIXe siècle et photomontage
permettant d'imaginer la médaille de la Fidélité avec sa rosette.

       Les frères servants peuvent ou non porter le bijou de loge, parfois dans un métal moins noble ; en l’occurrence, ils portent un modèle différent : une fiche manuscrite anonyme trouvée par M. Michel Amandry au Cabinet des Médailles mentionne l’existence d’une médaille portant le même temple au revers et à l’avers la mention «FRERES SERVANTS»[13].

       Le tracé de la tenue est paraphrasé, on l'a dit, par un rapport au Grand Orient sur l'événement maçonnico-mondain. Cet autre manuscrit ajoute peu de chose, mais il est éclairant sur un point particulier. En effet, nous avons vu que la tenue de janvier 1780 avait aussi été l'occasion d'évoquer les relations avec la Mère Loge Ecossaise. Le rapporteur au Grand Orient rassemble ce qui est épars, et fait le lien entre les deux questions : la remise de la médaille au Grand Maître se complète par le refus de répondre aux sirènes de l'écossisme, pour former ensemble le témoignage le plus ferme d'une loyauté sans faille à l'obédience. Ainsi, le titre distinctif de la Loge apparaît-il singulièrement justifié, et l'atelier mérite tous les éloges.

       Dans l'année qui suit, l'effectif de l'atelier augmente d'un tiers. L'excellence de ses relations avec l'obédience, autant que son prestige mondain, expliquent ce succès auquel la médaille a évidemment contribué.

sceau chartres
Sceau du duc de Chartres, Grand Maître du Grand Orient,
apposé sur les constitutions de la Loge le Val d'Amour, à Dole.
(Merci à M. W.)

       Ne nous étonnons pas de n’en connaître aujourd’hui qu’un seul exemplaire. Pour expliquer sa rareté, il y a certes les vicissitudes normales de l’histoire qui ont si souvent rendu utile et utilisable la moindre parcelle de métal précieux. Ses premiers porteurs eux-mêmes ont dû subir en grand nombre cachots ou émigration. A ces péripéties communes s’ajoute la damnatio memoriae dont a pu faire l’objet Philippe Egalité à plus d’un titre et dans tous les partis, comme régicide aux yeux des royalistes, comme prince du sang aux yeux des républicains, comme franc-maçon pour les uns, comme traître à la Franc-maçonnerie pour les autres. L’objet, pendant longtemps, n’a pas dû être de ceux dont on est fier d’hériter ni qu’on est heureux de montrer.
       Cette médaille apparaît donc exceptionnelle à plus d’un titre. Rare et beau portrait d’un personnage historique contesté mais romanesque, elle en montre l’arrogance, la frivolité, la sensualité. Première représentation numismatique d’un temple maçonnique idéal, elle en reste l’image la plus aboutie. En outre, parfaitement documenté par la relation écrite de sa remise au duc de Chartres, le témoignage historique est d’une remarquable lisibilité. Cette médaille mérite bien de passer à la postérité, maçonnique ou non. Elle demeure, sinon un monument éternel, sans aucun doute une des plus belles illustrations possibles de la Franc-maçonnerie mondaine au Siècle des Lumières.

 

(Ce sujet a fait l'objet de deux articles différents. Le premier, destiné aux numismates, a été publié dans le Bulletin de la Société Française de Numismatique de novembre 2007. Le second, plus adapté aux historiens de la Franc-maçonnerie, est paru dans le n° 60 des Chroniques d'Histoire Maçonnique. Ici, on trouvera les deux rassemblés, avec quelques remarques supplémentaires, une iconographie plus étendue, et le plaisir de photos en couleurs.)

________________________________________
[1] Elle porte le n° 233 dans notre ouvrage : M. LABOURET – Les Métaux et la mémoire, la Franc-maçonnerie française racontée par ses jetons et médailles, Maison Platt éditeur, Paris, 2007.
[2] H. NOCQ, Les Duvivier, essai d’un catalogue de leurs œuvres précédé d’une notice biographique et bibliographique, Société de propagation des livres d’art, Paris, 1911.
[3] « D.O.M. / SERENISS. PRINC. CARNUT. DUX / OPT. PARENT. JUSSU ET VICE / EXTRUEND. HUJ. BASAE FRONTI / PRIM. LAPID. POSUIT / MDCCCLIII. en six lignes. En tête, les armes du duc d’Orléans, entre les palmes et le cor de Saint Eustache posés horizontalement sur trois guirlandes égales.» Cette face est aussi mentionnée au droit d’une autre légende en lien avec la paroisse Saint-Eustache.
[4] M. Dominique Hollard nous a signalé la parenté de cette représentation avec une esquisse de Benjamin Duvivier, qu’il a publiée en 1995. Cette esquisse est un projet non retenu pour le jeton frappé en 1789 par la Cour souveraine de Bouillon pour récompenser les mérites de ses magistrats. Elle présente la façade d’un temple à la Justice, temple tétrastyle au plan en croix grecque, qui présente la même coupole que le nôtre, hémisphérique et à éclairage zénithal. Cette disposition architecturale est assez rare pour être remarquée, et laisse supposer que l’édifice de notre médaille est une œuvre du même graveur. Les auteurs de cet article rappellent en outre l’histoire maçonnique de la Cour de Bouillon : la parenté entre les deux édifices n’est probablement pas due au hasard : A. CLAIRAND et D. HOLLARD, Le jeton de la Cour souveraine de Bouillon, Revue belge de numismatique, tome XXX, 1995.
[5] Ce transfert de propriété a été confirmé à la fin de la guerre par les obédiences concernées ; il a concerné aussi le médaillier du Grand Orient de France, contenant plus de six cents jetons et médailles.
[6] Le calendrier maçonnique ajoute 4000 ans à l’ère dite vulgaire, mais l’année commence au 1er mars. La séance est donc datée du 4 janvier 1780. La date de la médaille est ainsi confirmée.
[7] Grand Architecte de l’Univers.
[8] Ce qui fait onze… Le dernier frère cité est le père d'Alexandre de Beauharnais, premier mari de l'épouse de Napoléon Bonaparte.
[9] Il demeurait rue Poissonnière.
[10] Bacon de la Chevalerie.
[11] Le Palais Royal.
[12] MM. Arnaud Clairand et Dominique Hollard, dans l’article déjà cité, mentionnent la remise au duc de Bouillon d’un exemplaire en or du jeton à son effigie, et signalent que cette pratique était d’usage courant.
[13] Un tel détail ne peut pas s’inventer. Cette médaille est mentionnée comme appartenant à un catalogue « de Prins ».

Imprimer