MARC  LABOURET

La vie maçonnique du duc de Chartres

Ce texte sur les activités maçonniques du duc de Chartres est extrait d’un pamphlet de Charles Théveneau de Morande,

La Vie privée ou apologie de très-sérénissime Prince Monseigneur le Duc de Chartres, Contre un Libel diffamatoire écrit en mil sept cent quatre-vingt-un, mais qui n'a point parut à cause des menaces que nous avons faites à l'Auteur de le déceler.

publié en 1784 « à cent lieues de la Bastille » (à Londres, où était établi Théveneau de Morande). C’est une biographie très satirique. Elle contient des anecdotes libertines assez crues sur les débauches du duc. Aussi, la destruction de l’ouvrage a été ordonnée par jugement du tribunal de Lille, le 6 mai 1868, pour outrage à la morale publique. Au risque de vous décevoir, je ne retiens ici que le passage concernant la Franc-maçonnerie, en complément de mon article sur la médaille à l’effigie du duc (menu "numismatique", catégorie "recherches et trouvailles"). Je conserve l’orthographe du livre.

   vie privee

 (...)

     A la mort du Général des Capucins, du comte de Clermond ; les Loges de la Franche-Maçonnerie de France se trouverent plongées, non pas dans la douleur d’avoir perdu leur illustre Grand-Maître, mais bien dans le plus grands embarras de le remplacer ; & il était effectivement très difficile de rencontrer autant d’ineptie jointe à la débauche la plus effrénée. Il est rare de trouver tant de prérogatives de cette espèce, réunies sur-tout dans des Princes.

     Cependant on jetta les yeux sur le duc de Ch…s, & d’une voix unanime, il fut nommé Successeur du défunt Grand-Maître, et Protecteur de cette Société ridicule qui enveloppe, de mystères absurdes, une morale un peu moins pure que celle d’Epicure. Nous n’en dirons pas davantage sur cette matière, pour deux raisons ; la premiere c’est que des profanes ne sont pas dignes d’entrer dans le temple ; la seconde, c’est que nous sommes Apologistes du duc de Ch…s, & que tout ce qui n’a pas de rapport à sa conduite et à sa deffense nous éloigne de notre but, qui n’est pas d’écrire pour faire imprimer, ni d’imprimer pour gagner de l’argent, mais notre premier dessein rempli, nous voulons en passant, instruire et corriger les mœurs.
     La très-fameuse Loge de Mousseaux, pendant que la Grande-Maîtrise fut vacante, était la plus conséquente du Grand-Orient ; elle n’était composée que de ce qu’il y a de plus aimables libertins en France : la jeunesse la plus noble, la plus folle et la plus dissolue du Royaume s’y assemblait régulièrement.
     Tout le monde ne sait pas qu’après la tenue du travail, par une fermeture de loge la plus singulièrement imaginée, le Grand-Maître permet aux membres de la Société de se livrer à la gaieté ; mais nos lecteurs, qui à présent sont instruits de cette particularité, se formeront sans doute l’idée la plus agréable de celle du duc de Ch…s dans ces circonstances, que des plaisirs qu’il goûtait, non pas comme on a voulu l’insinuer, à l’usage Oriental, mais seulement les jours de tenue de femmes, sans lesquelles ce très-respectable Maître ne pouvait, disait-il, travailler. Et quel crime y aurait-il pour des disciples de Salomon, d’être tombés dans les erreurs & les faiblesses de ce Roi sage, en voulant mettre en pratique ses principes vertueux ?
     Au faubourg saint-Antoine, est une maison immense connue sous le nom de la Folie-Titon. Ce fut en cet endroit que le duc de Ch…s fut proclamé Grand-Maître, avec toutes les cérémonies extravagantes accoûtumées, & toutes les adulations & les fadaises ordinaires & extraordinaires en pareilles cérémonies. Le duc de Luxemb., alors Administrateur général de l’Ordre, se promit, & se vanta, d’en tirer de grands avantages, malgré la modicité des présens que le nouveau Grand-Maître avait faits à l’Ordre, & que ce fut au dépens des loges réunies que se fit cette grande fête.
     Il serait difficile peut-être de juger, sans en avoir fait l’expérience, quelle est la plus agréable, & la plus digne de l’ambition d’un grand homme, de ces deux Charges, celle de Grand Amiral de France, ou celle de Grand-Maître de la Franche-Maçonnerie : nous ne prononcerons point sur cette question ; mais nous dirons que le duc de Ch…s se crut bien dédommagé d’être privé de la premiere, dès qu’il fut pourvu de la derniere. Déchargé d’un fardeau qu’il aurait eu bien du mal à soutenir, malgré le secours de quelques milliers de subalternes, il ne s’occupa que de recevoir a l’Anglaise, dans la loge de Mousseaux ; & n’ayant aucun ennemi à épouvanter, il s’en consolait & nourrissait son humeur martiale en faisant des frayeurs si terribles aux dindons Récipiendaires, que plusieurs d’entre eux commirent de si grandes incongruités que la Loge entiere s’en plaignit plus d’une fois, & fut mise en fuite, au milieu du travail, par les vapeurs désagréables, ou le gaze méphitique, qui saisissait cruellement leurs organes de la respiration. Quoiqu’on en dise, cette Charge avait coûté chere au duc de Ch…s, & depuis longtems elle ne lui avait procuré que quelques scènes risibles, lorsqu’il conçut l’idée de s’en démettre avec avantage ; mais il fallait bien couvrir ses démarches pour réussir à en avoir bonne finance.
     D’abord il lui parut nécessaire d’associer son cher cousin, le Comte d’Art., amateur des grandes aventures, au Corps dont il était devenu Grand-Maître. Le Comte y aurait consenti dès la premiere proposition, s’il n’en eut craint la publicité & le désaveu du Roi. Ces scrupules furent aisément lévés et le comte d’Art. augmenta le nombre des dupes de la loge de Mousseaux. Sa réception fut ignorée pendant quelque tems à la Cour ; mais bientôt elle transpira, & prêta à rire au Roi, qui lui dit en plaisantant, que la France devait se féliciter de voir ses princes chercher à s’instruire. Dès lors il n’y eut plus rien à ménager ; l’agregation du Comte fut publiée, & son nom & la date de cette mémorable journée furent solemnellement inscrits sur les registres du Grand Orient. On dit que cette cérémonie coûta beaucoup d’argent au comte d’Artois. Mais cet article ne serait pas de notre ressort, si le duc de Ch…s ne jouait pas un rôle essentiel dans cette scène.
     Ce fut dans le Wauxhall qu’occupait autrefois Terré, que se rassemblerent tous les invités pour procéder à la solemnelle reconnaissance du nouveau frere. Il n’en couta à son Alt. que 32000 liv., dont 20000 furent employés aux frais de la fête ; le reste entra dans les coffres du Grand-Maître, qui, à ce prix, se démit généreusement, & par déférence pour le comte d’Art., son ami du titre de Grand-Maître, et des honneurs et prérogatives qui sont attachés à cette Charge essentielle.
     On reconnait encore à ce trait le bonheur & l’esprit qui accompagnent toutes les actions de son Alt. Sér.

(...)

 

Sur notre auteur, Théveneau de Morande, qui semble bien avoir été un fieffé coquin, voir

https://fr.wikipedia.org/wiki/Charles_Th%C3%A9veneau_de_Morande

et aussi :

http://marie-antoinette.forumactif.org/t1950-theveneau-de-morande

 

 Theveneau de Morande

Charles Théveneau de Morande, gravure reproduite en frontispice de l'ouvrage de Paul Robiquet, Théveneau de Morande. Étude sur le XVIIIe, siècle, Quantin, 1882.

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