MARC  LABOURET

Argument

Quelles sont les caractéristiques communes aux différents iconoclasmes historiques ? Vers une analyse qui ne s'arrête pas aux aspects esthétiques.

DES ICONOCLASMES

    Au sens historique strict, l’iconoclasme est une conception politico-religieuse hostile aux images saintes (icônes), qui a donné lieu à une guerre de religions, la querelle des images. Celle-ci a agité l’empire byzantin pendant cent vingt ans, à cheval sur le VIIIe et le IXe siècles. Mais on parle aussi de l’iconoclasme protestant ou de l’iconoclasme révolutionnaire. Ce sont là des cas paroxystiques.

   En-dehors de ces crises ouvertes, et par extension, on traite couramment d’iconoclastes bien des mouvements et comportements de contempteurs d’icônes, avec ou sans passage à l’acte violent. Car, en effet, la querelle byzantine des images peut servir de modèle historique à bien d’autres oppositions religieuses, politiques, voire seulement artistiques. La querelle des images est le prototype d’une tension entre deux conceptions de la représentation du sacré. A l’iconoclasme s’oppose l’iconodulie (ou iconodoulie ; je préfère iconodule, car on dit aussi culte de dulie, et aduler), favorable à la vénération d’images saintes.

   On peut au prime abord n’y voir qu’une opposition d’élites intellectuelles envers des formes de piété populaire où le religieux se mêle indissociablement au magique. Il y a des situations où cela y ressemble. Je garde le souvenir de la paroissienne du Theil-sur-Huisne, dans l’Orne, qui pleurait à la vue des débris du Christ en plâtre que nous avions accidentellement cassé dans la sacristie, le vendredi saint 1968 (année iconoclaste s’il en fut), et disait entre ses larmes : « il avait de si beaux yeux »!

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Pieux vestige d'un iconoclasme inconscient.

   Mais il s’agit bien évidemment aussi d’une opposition intellectuelle entre deux conceptions philosophiques et/ou théologiques : la réalité est-elle représentable ? Et particulièrement, la réalité du divin l’est-elle ? Si oui, comment, et à quelles conditions ? Ne nous y trompons pas : les iconoclastes ne sont pas des vandales hostiles à tout art (voir ci-dessous "seconde parenthèse"). Sensibles au pouvoir de l’image, ils en dénoncent les ambigüités. Ils exigent que les arts soient soumis à des conditions sans lesquelles ils craignent le risque d’idolâtrie.

   On va le voir, l’iconoclasme préfère le livre à l’image. Les arts du livre, et singulièrement la calligraphie, s’épanouissent sans contradiction dans les civilisations iconoclastes.

Une dualité esthétique

   Il est même possible que cette opposition corresponde à deux pentes esthétiques, même sans référence au sacré.

   On peut y apparenter en effet l’opposition nietzschéenne entre art dionysiaque et art apollinien, le premier communiquant de la passion ou y faisant appel, le second plus serein mobilisant un sens de l’harmonie. Bien des situations intermédiaires sont possibles, mais on voit bien des exemples dans l’art contemporain : Picasso, Pollock, les abstraits lyriques s’adressent à l’affect, tandis que Mondrian, Vasarely, les abstraits géométriques, s’adressent à l’intellect. Cela n’inclut ni n’exclut la référence au sacré : un Pollock se veut chamanique et crée dans la transe, ce qui est à l’évidence iconodule ; Kandinsky explique ses géométries par une symbolique tout intellectuelle du sacré, ce que j’appelle iconoclasme. Mondrian est théosophe... L'iconoclasme est lui aussi une mystique.

   René Huyghe, ce grand analyste du phénomène artistique, exprimait ainsi cette opposition : « Tantôt on envisage surtout la fonction d’image de l’œuvre d’art, c’est-à-dire sa capacité d’exprimer et de communiquer à autrui, même quand elle imite la nature, des émotions, des états d’âme. La valeur esthétique se mesure alors … à l’intensité… C’est la force d’impression et de suggestion qui prime. Tantôt, à l’inverse, on se préoccupe avant toute chose de l’élaboration plastique qui s’effectue par l’œuvre d’art… Cette dualité … semble correspondre à deux familles d’esprit, à deux tempéraments essentiels. On dirait qu’il y a les vitalistes avides de se traduire passionnément et les formalistes, désireux d’élaborer des constructions… Le premier, le sensible, recherche l’être ; le second, l’intellectuel : le connaître. » (R. Huyghe, Dialogue avec le visible, Flammarion)

Deux pentes théoriques

   Peut-être, mais ici aussi la prudence du conditionnel est de mise, les pentes théologiques recoupent-elles des tendances mystiques. Il nous semble que l’adhésion affective au divin par l’intermédiaire des images porte plus à un sentiment de la transcendance, tandis que la mystique de l’immanence serait d’ordre plus intellectuel et donc iconoclaste. Si c’était plus ou moins confirmé, il y aurait là un curieux paradoxe : la piété du coeur y est encouragée par les représentations matérielles, alors qu’une recherche du divin dans le monde matériel et humain mobilise des moyens plus abstraits.

   Cette dualité, si bien décrite par Huyghe, entre l’appel à l’émotion et l’appel à l’intellect, peut s’appliquer aussi aux deux familles de pensée iconoclaste et iconodule. Ce qui ici nous semble important, et qui va nous permettre de signaler un aspect moins souvent évoqué dans les ouvrages d’iconographie, c’est que ces oppositions se résument en un clivage entre mystique de l’image et mystique du verbe. Nous allons tenter de vérifier que les iconoclasmes ne se contentent pas de rejeter les images, ils les remplacent par les lettres et les noms, par le livre et singulièrement par la loi. Dans les différents systèmes politico-religieux, il sera donc intéressant de vérifier (ou non) si les choix artistiques correspondent aux théologies, voire aux morales.

   On peut enfin tenter un parallèle politique. L’adhésion politique a-t-elle d’autres ressorts que l’adhésion religieuse ? Il y a bien une opposition (qui ne se confond pas simplement avec une balance gauche-droite) entre le pouvoir charismatique et le pouvoir rationnel et légal, pour reprendre la terminologie de Max Weber.

   Dès lors, l’iconoclasme et l’iconodulie ne sont pas seulement des attitudes esthétiques, ni même religieuses. Ils ont une composante morale, voire, à l’occasion, politique. Pas étonnant si, quand elles glissent au fanatisme, ces deux pentes puissent mener à la violence.

   Ainsi, les deux tendances pourront aussi opposer :
   - sensible et invisible,
   - exotérisme et ésotérisme,
   - matière et esprit,
   - passion et raison,
   - révélation et gnose,
   - perception et connaissance,
   - transcendance et immanence,
   - image et livre sacré,
   - image et lettre,
   - sentiment et loi,
   - indulgence et rigueur morale,
   - luxe et ascèse,
   - légitimité charismatique et légitimité légale-rationnelle.
   N’ignorons pas que chaque cas ne cumulera pas nécessairement toutes ces oppositions dualistes, ni qu’entre les tendances extrêmes peuvent se constituer bien des compromis intermédiaires, voire des synthèses. Chacun, à l’examen d’un fait culturel ou artistique, pourra juger si telle ou telle variable est pertinente à l’analyse. C’est à travers l’histoire que nous allons tenter de vérifier ces hypothèses. Il y faudra trois articles :
   - L’icône byzantine (publié en avril 2017) ;
   - Généalogie de l'iconoclasme (publié en février 2017) : la recherche des origines ;
   - Iconoclasmes en occident (publié en juin 2017).
Ces articles doivent pouvoir être lus dans l'ordre ou dans le désordre ; ils forment tout de même un tout.

  Un cinquième article, autonome, peut conclure cette exploration. Plus anecdotiquement pour le profane, mais touchant aux fondements historiques et symboliques de la Franc-maçonnerie, il pose la question : la Franc-maçonnerie est-elle iconoclaste ? Ce qui, on le subodore, relève déjà de l'iconoclasme... On trouvera texte (et images !) dans la rubrique Franc-maçonnerie.

 

Première parenthèse : interprétation psychanalytique.

Pour être complet, on peut même tenter une interprétation psychanalytique (ce qui en général n’est guère de mon goût ni de mon talent). Car dans ce domaine aussi s’opposent image et langage, la mère et le père. En effet, le père est celui qui brise le lien fusionnel de l’enfant, qui sépare de la mère, et crée le langage, comme séparation, distinction, frustration. Le père crée la loi contre la fusion maternelle. Dans cette optique, l’image pieuse apparaît comme une recherche de retour à la fusion.

Il n’est pas impossible que le culte marial, si empreint d’iconodulie, s’explique de cette façon. Même dans le catholicisme occidental en effet - où on le légitime sous le nom d’hyperdulie ! le culte marial est celui où se retrouve le besoin de copier l’image à l’identique. Ainsi s’expliquent des cultes distincts s’appuyant sur des images distinctes : la vierge de Lourdes n’est pas celle de la médaille miraculeuse, celle du pilier n’est pas celle de la Guadalupe… Sous chacune de ces personnalités, l’image maternelle absolue.

Seconde parenthèse : le vandalisme

Le terme de vandalisme a été inventé en 1793 par l’abbé Grégoire, évêque constitutionnel de Blois. Il forge le mot en le dérivant du nom des Vandales, peuple germanique resté célèbre par ses pillages en Gaule, à Rome, et en Espagne. Grégoire veut dénoncer et stigmatiser les destructions de monuments par les révolutionnaires, qui s’attaquent à tout ce qui représente à leurs yeux l’Ancien Régime, de l’aristocratie au catholicisme. Il argumente : « Les barbares et les esclaves détestent les sciences et détruisent les monuments des arts, les hommes libres les aiment et les conservent.» Grâce à lui, l’assemblée révolutionnaire admet la nécessité de protéger ce qui apparaît enfin comme un patrimoine national. Les destructions en sont un peu limitées. Notamment, Alexandre Lenoir récupère de nombreux objets d’art et les regroupe dans son « Musée des Monuments français ».

Sur différentes sortes de vandalisme, voir :
https://fr.wikipedia.org/wiki/Vandalisme
Sur les Vandales :
https://fr.wikipedia.org/wiki/Vandales

Le vandalisme n’est pas l’iconoclasme, même si parfois il s’y apparente. Dans le cas révolutionnaire, il a en commun avec l’iconoclasme de s’attaquer aux symboles d’une autre foi. Mais le vandale peut aussi s’en prendre à un abribus ou faire des moustaches à la Joconde. Dans de tels cas, on voit bien qu’il n’entend pas s’opposer à une spiritualité différente de la sienne. Il y a dans le vandalisme une pulsion destructrice sans prétention idéologique. D’une certaine façon, l’iconoclaste reconnaît qu’il y a du sacré dans ce qu’il détruit. C’est le sacré de l’autre qu’il veut annihiler, voire les représentations de son propre sacré. Bien entendu, il y a des cas intermédiaires.

 (Suite : L'icône byzantine)

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